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Le "for intérieur" et la traversée du siècle Germaine Brée EN 1992, LA REVUE L'ESPRIT CRÉATEUR, dans son numéro "Fins de Siècle", publiait un article dont le titre, "La Machine à parler, à partir d'un article de Marcel Schwob",1 semblait rejoindre le thème qui me préoccupait, le rôle de la parole dans l'œuvre de Nathalie Sarraute. L'article signalait la "convergence" du texte de Schwob daté de 1892 et d'un article de Heidegger, antérieur de deux ans. Heidegger comparait la "machine parlante"—phonographe, magnétophone, etc.. —et la "machine à parler", c'est-à -dire, explique-t-il, les machines à traduire ou "autres appareils construits dans le domaine de l'intelligence artificielle", machines qui commençaient alors à proliférer et qui relèvent de l'audio-visuel. Selon lui, la "machine parlante", qui reproduit ce qu'on lui dicte, n'a rien pour nous de menaçant; en revanche la "machine à parler" lui semble "diabolique". Pourquoi? Parce que "c'est une des façons dont la technique moderne dispose du mode et du monde de la langue en tant que telle". De sorte qu'il "se pourrait bien que la machine à parler prenne en charge la langue et maîtrise ainsi l'essence de l'homme"; en bref, qu'elle nous "prenne" la parole, au lieu simplement de la reproduire comme le font les "machines parlantes". Au tournant du siècle se formule ainsi une des préoccupations majeures de notre époque, la question de la transmission de la parole par les médias technologiques en voie de développement. Dans l'œuvre de Nathalie Sarraute, ni les "machines parlantes", ni "les machines à parler", ces modalités de nous-mêmes, n'échapperont à l'examen ironique qui, à partir de 1939, de livre en livre, ponctuera sa "traversée du siècle". Au milieu du brouhaha croissant que véhiculent "machines à parler" et "machines parlantes" de tout acabit, c'est un rare privilège de rencontrer un écrivain qui invite ses lecteurs à "s'écouter parler". Elle nous avertit que si la machine parle en nous, toute communication humaine valable cesse. Je me propose ici de jeter un bref regard sur deux écrits de Nathalie Sarraute, L'Usage de la parole (1980) et Tu ne t'aimes pas (1989), ce "roman" paru un demi-siècle exactement après Tropismes (1939). Ces deux livres, me semble-t-il, montrent combien ce "for intérieur" que Tropismes et L'Ere du soupçon annonçaient s'est peuplé et élargi au VOL. XXXVI, NO. 2 37 L'Esprit Créateur cours des années. "For", selon le Littré, comme chacun le sait, est une allusion au "forum" romain, tribunal public; le "for intérieur" est donc un tribunal intime, mais comme l'autre doté de plusieurs voix. Me permettant un jeu de mots auxquels m'autorisent de nombreuses images disséminées dans les textes de Sarraute, c'est aussi, pour elle, un "fort", sans cesse menacé par des troupes hostiles, des "émissaires" du "for" public. C'est alors que se pose la question du "moi", lié à ce conflit, solidement imbriqué aux modalités des paroles échangées: qui les prononce ? qui répond? A l'orée du vingtième siècle, la question de la nature du sujet se pose dans tous les domaines. Les arts, et sans doute plus particulièrement l'art du roman, prennent un virage sensationnel. Les romanciers se détournent du narrateur-observateur du roman "réaliste", dont le regard ordonnait le monde "représenté" dans leurs récits; leurs regards se portent vers l'intérieur, vers les modalités de la conscience humaine; ils y découvrent un monde fluide d'une grande mobilité qui sera celui des "maîtres", du "nouveau roman" de l'époque. C'est ce qu'avec une sûre intuition, la jeune Nathalie Sarraute découvrait chez Henry James, William Faulkner, Virginia Woolf et le plus "bouleversant" de tous pour elle—Marcel Proust. Chacun proposait des techniques nouvelles: "monologue intérieur", "stream of consciousness", jeux des "points de vue". The House of Fiction, comme l'appelait James...

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