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  • Les armuriers de l’État, du grand siècle à la globalisation 1665–1989
Patrick Mortal. – Les armuriers de l’État, du grand siècle à la globalisation 1665–1989. Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, 416 pages. Préface de Jean-Louis Naudet. « Histoire et civilisations ».

Salariés aux destins mêlés, les travailleurs des industries de l’armement d’État ont reçu les uns après les autres leur avis de décès. Après les arsenaux des poudres en 1971, ce fut au tour de ceux de l’Armée de terre en 1989, puis de ceux des arsenaux maritimes, en 2003, de perdre leur ancien régime juridique en devenant sociétés nationales de droit privé. L’ouvrage issu d’une thèse d’histoire soutenue en 2004 que P. Mortal consacre aux arsenaux dits de terre retrace l’existence pluriséculaire de ces manufactures, depuis l’installation du premier Magasin royal des armes en 1665 jusqu’à la promulgation de la loi de 1989 transformant la direction des Études et Fabrications d’armement (DEFA) en GIAT Industries.

Si l’investigation sur la longue durée peut se lire, jusqu’aux années 1960, comme une confirmation des thèses weberienne et eliasienne relatives à la nature de l’État, elle prévient, par l’examen détaillé du dénouement, toute tentation de simplification et, entre autres, d’évolutionnisme. De fait, trois siècles durant, l’État se montrera soucieux, sous couvert d’indépendance nationale, d’affermir sa mainmise sur la production des instruments de guerre jusqu’à ce que les élus de la nation consacrent par leur vote le renoncement de la puissance publique à une gestion directe des entreprises [End Page 89] d’armement. La recherche de P. Mortal sur ces armuriers moins connus que leurs homologues des arsenaux de mer soulève ainsi des enjeux scientifiques qui débordent le cadre de ce que laisserait soupçonner son titre, simplement annonciateur d’une monographie de travailleurs. En raison de l’identité de ces derniers, l’ouvrage ressortit aussi à une socio-histoire de l’État, voire de l’État-nation. Une socio-histoire complexe dont rend compte un éclairage qui, loin de tout fatalisme, vise à approfondir la mise en place, puis les métamorphoses de ce système productif largement dépendant des « consensus politiques » successifs qu’il aura requis jusqu’à l’heure de sa fragilisation puis de sa fin programmée (?) par la perte d’autonomie nationale en matière de défense. Les tensions et les contradictions, de même que les compromis nés du partage du secteur de l’armement entre des entreprises privées et les arsenaux sont au cœur de l’analyse. Le sont également les constantes redéfinitions de la nature et de la vocation (production exclusive d’armes ou, en temps de paix, de tracteurs !) de ces derniers au gré des configurations historiques et politiques. Témoigne en faveur de la pleine mesure donnée à ces configurations la focalisation sur des séquences cruciales : l’Ancien Régime colbertiste, la Révolution, les monarchies constitutionnelles, le retour de la République, le moment Millerand, les avant et après-guerre de 1914 et de 1939, la Libération, l’union de la gauche et l’arrivée de celle-ci au pouvoir.

Dix chapitres balisent des développements cherchant à intégrer les mutations technologiques (du raffinage de l’acier au xviie siècle jusqu’au nucléaire) aux évolutions économiques (le marché mondial de l’armement, la part des dépenses militaires dans le budget) en les reliant aux jeux et enjeux politiques, nationaux (l’indépendance militaire, l’économie dirigée face au libéralisme) comme internationaux (l’OTAN, l’intégration européenne). Tout un programme donc, servi par une abondante documentation puisée notamment dans les archives de la délégation générale pour l’Armement (DGA) ou des syndicats, voire extraite de monographies d’établissements. Il en résulte une somme dont se dégagent les spécificités de cette industrie d’État caractérisée tant par sa gestion dans le giron administratif et le statut de ses salariés que par sa place hautement symbolique dans le référentiel de la nation.

Des apports nombreux, nous retiendrons plus particulièrement la genèse tourmentée du statut ou plutôt des dispositions, législatives comme réglementaires qui, de Colbert à Chevènement, en ont tenu lieu. Emblématiques de la catégorie des travailleurs de l’État, les armuriers jouissent précocement, sous l’Ancien Régime, de monopoles et autres exemptions avant de connaître sous la Révolution un véritable statut en vertu de la loi du 19 août 1792 instituant un salaire minimum, un conseil de discipline paritaire et une pension de retraite. Sous ce triple rapport particulier à l’argent, au pouvoir et au temps prend alors forme une condition caractérisée par des protections que les régimes politiques successifs, soucieux d’attacher ces travailleurs au service de l’État, s’emploieront peu ou prou à maintenir voire à consolider. Qu’il s’agisse des masses de secours octroyées sous le Premier Empire, du système de l’immatriculation instauré en 1819, du droit syndical concédé par les décrets de la République radicale ou encore de la garantie salariale établie en 1951, ces dispositions attestent toutes la singularité de cette catégorie de travailleurs distinguée au sein même de la classe ouvrière de chaque époque pour sa moindre vulnérabilité sociale. Dotés d’écoles d’apprentissage dispensant une formation réputée d’excellence, ferment de la promotion ouvrière, les arsenaux deviendront des creusets de l’innovation tant technique que sociale. Conduite sous l’autorité d’ingénieurs de l’armement, la gestion de la main-d’œuvre se signalera également très tôt par la place conférée au paritarisme. L’attention au rôle éminent tenu par ces élites, négligées par une histoire sociale parfois prompte à penser les avantages sociaux comme le fruit exclusif de la combativité ouvrière, dans l’établissement d’institutions paritaires et la promotion du statut est ici particulièrement bienvenue. Les biographies essaimant [End Page 90] l’ouvrage qui témoignent judicieusement de l’ethos de ces ingénieurs pénétrés de l’esprit d’État dans les âges d’or des arsenaux rendent d’ailleurs frustrante l’absence de développements concernant ces mêmes ingénieurs à l’heure des menaces, laissant accroire au lecteur que les élites politiques, au premier chef J.-P. Chevènement, furent les seuls fossoyeurs du système. Hauts lieux d’un syndicalisme profitant d’une reconnaissance précoce au tournant du siècle auquel P. Mortal consacre aussi de bonnes pages d’érudition, de telles configurations socioprofessionnelles prédisposaient effectivement les travailleurs des arsenaux à manifester une forte identité et ces arsenaux à devenir, pour reprendre l’expression de J.-P. Molinari 6, des matrices de l’adhésion syndicale et politique, notamment à la CGT et au PCF dans la deuxième moitié du xxe siècle.

À cet égard, toutefois, quelques réserves s’imposent. Derrière son projet scientifique, l’auteur ne cache ni son hostilité aux politiques de démantèlement ni sa faveur envers les positions défendues par la CGT. Une telle posture, assumée, n’est pas contestable en soi ; elle ne rend cependant pas toujours innocente la sélection des données et le choix des investigations. Le privilège accordé aux discours des directions syndicales cesse ainsi d’être irréprochable dès lors que la culture ouvrière de la base ou que les éventuelles divergences entre les positions des fédérations et celles des sections d’établissement demeurent un point aveugle. Le lecteur aimerait en savoir plus sur les comportements et les représentations ouvrières pour mieux saisir la réception voire apprécier le degré d’adhésion des salariés selon, par exemple, leur situation professionnelle ou leur implication militante, aux discours tenus par les différents appareils syndicaux. Dans les derniers chapitres clôturant cette foisonnante histoire des armuriers à statut, l’auteur se montre trop armé de convictions pour être toujours convaincant. D’un point de vue scientifique s’entend. Les affrontements entre directions d’établissements et organisations représentatives des travailleurs ou/et entre ministère et fédérations découvrent, selon lui, un champ syndical qui se résume un peu hâtivement aux rivalités entre une CGT garante historique de la défense du statut, une CFDT ouverte à la réforme et une FO disposée à bien des compromis. Les grèves unitaires, comme celles de 1978 et 1979, ainsi que le brouillage des positions à l’heure fatidique de la désétatisation n’amènent que mollement l’auteur à se départir de cette interprétation univoque où le PCF, par ailleurs, tient souvent le meilleur rôle en tant que héraut du pacifisme et de l’indépendance nationale.

De même, s’agissant des conduites de travail, de la rationalisation, du taylorisme et du post-taylorisme, qu’en est-il effectivement des conduites ouvrières concrètes et, entre autres, de la fameuse réputation de fainéant qui colle à la peau de tout travailleur d’un arsenal, de Toulon à Brest en passant par, j’imagine, Châtellerault et Saint-Étienne ? Il ne s’agit nullement de concéder à ce dénigrement une pertinence a priori, pas plus que d’ignorer naïvement son instrumentalisation, mais tout simplement de l’affronter comme problème. Si l’un des mérites de cette recherche est d’indiquer la grande compétence de ces ouvriers armuriers et d’en souligner les ressorts, un autre aurait été d’apprécier les conditions concrètes, et pas seulement celles prescrites, de travail (rythmes, disciplines et indisciplines, etc.). On regrettera encore que n’aient pas été abordés frontalement, au-delà des professions de foi pacifiste de certaines organisations syndicales et politiques, les modes d’accommodement des travailleurs à la production d’armes de guerre. Esquivent-ils, à l’instar et à la manière d’un Gaston Couté chantant dans les cabarets de Montmartre « J’fonds des canons mais c’est pas moi qui les fais faire » ? Qu’en est-il exactement de leurs attitudes ? En définitive, on aurait apprécié voir plus souvent s’entrouvrir la porte des ateliers pour [End Page 91] entendre des voix ouvrières s’exprimer sur des sujets troublant l’image d’un monde ouvrier peut-être trop vite confondu avec celle d’un peuple de militants, ce qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec une exposition de données certes profuse, mais parfois tributaire d’une confiance accordée sans évaluation critique aux sources, notamment syndicales. Non sans donner quelquefois l’impression d’illustrer l’interprétation plus que de fonder une argumentation.

Quoi qu’il en soit, P. Mortal nous donne à lire un ouvrage que quiconque s’intéressant aux travailleurs de l’État ne saurait ignorer.

Footnotes

6. J.-P. Molinari, Les ouvriers communistes. Sociologie de l’adhésion ouvrière au PCF, Paris, L’Harmattan, 1996.

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