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  • Regarder et lire : la théorie de l’expression selon Charles Le Brun
  • Adriana Bontea (bio)

Pour comprendre le rapport du tableau au mot, la composition, c’est-à-dire la dénomination, est décisive.

Walter Benjamin, « La Peinture, ou le signe et la marque »

Dans une lettre que Poussin rédigeait de Rome en 1639, le peintre annonçait à son patron français, Paul Fréart de Chantelou, l’expédition d’une commande qu’il venait de finir. Il s’agissait du tableau de la Manne, aujourd’hui au Louvre (Fig. 1). Sans faire mention d’aucun titre, la lettre présente la toile achevée comme une composition de figures en mouvement dont l’ensemble permet d’identifier

Quelles sont celles qui languissent, qui admirent, celles qui ont piété, qui font action de charité, de grande nécessité, de désir de se repaître, de consolation et autres, car les sept premières figures à main gauche diront tout ce qui est ici écrit et tout le reste est de la même étoffe : lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet1.

Ces mots introduisant le tableau, laissaient entendre que la satisfaction qu’il était censé apporter, dérivait de sa conformité avec l’histoire qui lui sert de sujet. Or cette adéquation de la composition à l’histoire biblique, avertit Poussin, passe par le biais d’une figuration des passions dont la reconnaissance est solidaire avec la lecture du texte sacré. Même plus, le tableau, tout comme le texte auquel il renvoie, demande à être lu. Poussin lui-même en offre une première indication [End Page 855] de cet exercice, si étranger pour nous, lorsqu’il associe à quelques figures le nom d’une passion et lorsqu’il invite à considérer le tableau à partir du côté gauche.


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Fig. 1.

Nicolas Poussin (1594–1665). Les Israélites recueillant la manne, 1637– 1639. Huile sur toile. 149 x 200 cm., Louvre, Paris, France. Réunion des Musées Nationaux / Art Resource, NY.

Ainsi décrit, le tableau semble mobiliser simultanément deux manières de regarder : d’un côté il est question d’une vue d’ensemble que l’œil recueille instantanément en prenant connaissance du sujet. De l’autre il y a considération et reconnaissance de chacune des figures au premier plan, prise séparément. S’agissait-il de mettre en garde que l’image qui se présente à l’œil ne s’épuise pas dans les seules dimensions de la vision spontanée, mais qu’il faudrait encore exercer une autre façon de voir, qui, tout en mobilisant le sens de la vue, ne s’y réduisait aucunement ? Et plus généralement, comment un tableau réclamait de la part de celui qui le regardait un exercice que nous, aujourd’hui, n’associons plus avec l’expérience de la peinture, mais avec la page imprimée ? Essayons de comprendre comment un tableau au dix-septième siècle délivrait son sens en invitant à la lecture, et surtout comment ce que le peintre fait voir, s’associe intimement [End Page 856] à autre chose qui reste invisible dans le médium des tâches et des couleurs et qui pourtant lui prête son pouvoir significatif.

Les textes anciens, depuis la Poétique aristotélicienne, le Traité du Sublime ou encore le prologue du roman grec Daphnis et Chloé, ont souvent invoqué la peinture comme paradigme du discours efficace, capable de dire les choses selon la manière dont on les perçoit naturellement. Dans ces textes, l’exemple de la peinture nommait à la fois une donnée anthropologique, tendance de l’homme à imiter2, un principe de construction unitaire3, et un principe d’évaluation, donnant au discours, tragédie ou pastorale, un point de vue distancié qui en faisait ressortir l’unité d’action. Si les genres discursifs des anciens gagnaient à être rapprochés de l’art des peintres, c’était grâce à la valeur euristique de la comparaison : elle permettait de garder dans le m...

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