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  • La Vénus physiologique: Illusion et ironie dans les Lettres de Fanni Butlerd (1757)
  • Alexandre Wenger

De mémoire de rose, il n’y a qu’un jardinier au monde.

Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686)

Fiction et réalité

Le premier roman de Mme Riccoboni s’est rapidement imposé comme un chef-d’œuvre du genre épistolaire. Dès sa parution, Fanni Butlerd a frappé ses lecteurs par la simplicité pathétique avec laquelle elle évoque son amour malheureux. Mais en réduisant ce texte à l’expression spontanée d’une passion et en ne l’envisageant que comme une écriture du déversement de soi, peut-être le public du XVIIIe siècle et certains critiques actuels à sa suite sont-ils passés à côtés de ses enjeux proprement littéraires.

Dans son numéro de janvier 1757, le Mercure de France publie une « Lettre traduite de l’Anglais. Mistress Fanni à Milord Charles C . . . Duc de R . . . », dans laquelle une femme se plaint de l’attitude d’un « Pair de la Grande Bretagne » envers elle. Quelques mois plus tard, les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd à milord Charles Alfred de Caitombridge, comte de Plisinte, duc de Raslingth, écrites en 1735, traduites de l’anglais en 1756 par Adélaïde de Varançai sortent de presse ; elles se terminent par la lettre publiée dans le Mercure (assortie de menues modifications). Mme Riccoboni sera rapidement reconnue pour en être l’auteure, son amie Mme Biancolelli ayant éventé le secret.

Comme l’a relevé Joan H. Stewart dans l’introduction à son édition [End Page 819] de l’ouvrage, le fait qu’une lettre existe préalablement à son intégration dans le roman soulève « la question des multiples interférences dans les Lettres de Fanni Butlerd entre fiction et réalité » (Stewart ix). De fait, outre une topique courante dans les préfaces des romans épistolaires du XVIIIe siècle, qui présente ces derniers comme des correspondances réelles, la critique a insisté avec raison sur la particulière connivence que Mme Riccoboni entretient avec certaines de ses héroïnes : sa liaison de jeunesse avec le comte de Maillebois, qui la délaisse pour faire un mariage brillant, aurait ainsi inspiré l’histoire de Fanni1. Symétriquement, le ton et les formes de certaines lettres de cette dernière auraient nourri la correspondance amoureuse que, de nombreuses années plus tard, Mme Riccoboni entreprendra avec le jeune Robert Liston2.

Le succès immédiat et la supériorité que ses contemporains reconnaissent à Mme Riccoboni dans le roman épistolaire reposent en effet pour une large part sur la croyance en l’authenticité d’une écriture féminine, résultat d’une correspondance naturelle entre une forme générique – la lettre – et un ensemble de caractéristiques physiologiques. De fait, qu’il s’agisse de Grimm qui vante son « style élégant, léger et rapide », de Diderot qui affirme qu’elle « écrit comme un ange ; c’est un naturel, une pureté, une sensibilité, une élégance qu’on ne saurait trop admirer », de Goldoni qui évoque la « vérité des passions » qu’elle peint, ou de Rétif de La Bretonne qui apprécie sa « manière de sexe, châtiée sans pédanterie et parfaitement agréable3 », tous admirent en Mme Riccoboni une plume spontanée et vraie jusque dans certaines maladresses de style4. Toutes proportions gardées, ce topos d’une écriture épistolaire transparente, émanation directe du sexe de l’écrivain et coupée de toute maîtrise créative, se retrouve de nos jours encore dans certaines études portant par exemple sur l’écriture-corps de Mme Riccoboni5.

Pourquoi Fanni est-elle si réelle ? Pourquoi a-t-on cru en la véridicité de ses expressions, au point d’en oublier parfois le caractère fictif du personnage et de n’y voir que l’expérience vécue par son auteure ? [End Page 820] Les pages qui suivent ont pour ambition de montrer que la stratégie de publication des Lettres de Fanni Butlerd, de même que certains épisodes dissémin...

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