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  • Christian Delacampagne, le voyage et l’activité artistique
  • Danièle Cohn (bio)

Dans un livre qui nous a tous bouleversés, Toute la terre m’appartient, fragments d’une vie errante, Christian Delacampagne s’interroge sur les motifs et les raisons qui l’ont poussé à voyager. Sa réponse est, je cite : « ce fut, avec écrire, ma seule activité mais les raisons qui me poussèrent à m’y consacrer sont des secrets qui doivent être tus ».

Alors laissons là les raisons, ces raisons que Christian Delacampagne qualifie de puissantes, et attardons-nous sur ce qu’il nous dit, sur comment il nous le dit. Là se tient, nous en faisons l’hypothèse, l’une des clés de l’œuvre de Christian Delacampagne, l’une des clés qui fait de ses nombreux travaux une œuvre.

Le voyage, « son » art du voyage est aux antipodes du loisir, de la détente, de cette oisiveté vide qui fait le fond de commerce du tourisme. Il est une activité, une tâche, un travail, par l’écriture qui est sa basse continue et sa visée, par la tension et le métier qu’il – le voyage – et elle – l’écriture – implique. La contrainte en fait partie, nulla dies sine linea, disait Sartre dans Les Mots. La fatigue aussi que procure cette « vie errante » et le prix d’un anonymat que Christian Delacampagne nomme pudiquement l’art de se fondre dans le paysage. Se fondre dans le paysage est une expression courante, voire triviale – Christian Delacampagne sait jouer des niveaux de langue – qui désigne une manière de ne pas se faire remarquer. Pourquoi se fondre, pour qui, face à quel danger, transforme-t-on « toute la terre » en un paysage qui devient le sien ? Pourquoi ne pas se suffire de La Romieu , ce petit village du Gers qui fut pendant de si longues années le seul point fixe d’un intellectuel dont la carrière [End Page 732] se déroula pour l’essentiel hors de France ? Comment acquérir un paysage, comment ne pas y être un étranger, ou du moins comment l’homme attentif, appliqué, celui qui veille sur la création, donc sur les autres et peut-être un peu sur lui-même parvient-il à n’être plus qu’un élément non remarquable dans un paysage qui lui offre alors l’occasion d’être – heureusement – oublié ?

Lorrain a peint des paysages italiens – ceux que son séjour à la Villa Médicis a fait très tôt aimer à Christian Delacampagne et auxquels celui-ci songeait encore très peu de temps avant de mourir – dans lesquels les hommes disparaissent presque. Leur disparition n’a rien de pathétique ou de dramatique. Leurs silhouettes sont là, discernables pour qui s’attelle au détail, mais sans réelle importance, pris dans la matière de peinture qui les attache aux arbres. Lorrain les nomme « paysages héroïques ». Qu’en est-il de l’héroïsme, comment un paysage devient-il héroïque, qui sont donc les êtres dont les contours héroïsent cette nature-paysage ? Ce sont chez Lorrain des réminiscences de scènes mythologiques dont le mythos s’est éloigné, précieux restes d’histoires qui ne méritent plus d’être contées, qui font signe aux temps d’avant, quand l’homme faisait l’histoire, que le paysage en était le décor.

Christian Delacampagne, donc, se fond dans le décor et fait fondre la notion de paysage. L’écrivain se met au travail, décrit, explique, nous peint le tableau, autre expression courante. Il ne projette pas ses souvenirs. Artiste plein d’auto-ironie, il construit une œuvre qui est simultanément son existence, taiseux sur le psychique, plein de brusquerie, quand la mélancolie fait une échappée. La confession n’est pas son genre, le genre larmoyant une faute de goût à ses yeux et le plaidoyer en faveur de sa propre sincérité une erreur intellectuelle.

Voyager est un style, celui de l’errance et de ses « fragments », qui implique de prendre les habits des autres, de s’installer dans d’autres...

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