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  • Christian Delacampagne et l’Amérique
  • François Noudelmann (bio)

Parler de Christian Delacampagne comme d’un objet d’étude est encore trop tôt pour moi et je voudrais continuer à l’appeler Christian, même si ses nombreux livres ont depuis longtemps donné à son nom une grande autorité. Quelques mois après sa disparition, j’évoquerai son « choix » de l’Amérique, en présence d’Ariane, et à côté de son bureau de Johns Hopkins. Pour un grand voyageur comme lui et un penseur des différences, vivre et enseigner aux États-Unis supposaient un engagement, certes complexe, mais déclaré. Christian était « un Français en Amérique », en continuelle tension critique à l’égard tant de la société américaine que de ses origines françaises.

Dans les textes de Christian, l’Amérique est une affaire française : il manifesta moins la volonté de découvrir les secrets des États-Unis, à la manière de Jean Baudrillard ou de Bernard-Henri Lévy, que le souci de les constituer en pierre de touche de la France. Son modèle serait plutôt Les Lettres persanes et la question « Comment peut-on être américain ? » revient vers la société française pour l’interroger du dehors. Loin d’ériger les États-Unis en contre-modèle salvateur, comme ont pu le laisser croire certaines déclarations, Christian a poursuivi une stratégie critique permettant de modifier le rôle du référent américain dans la pensée française, de le déverrouiller tant il s’y trouve figé en symboles réducteurs. On mesure son courage tant l’anti-américanisme est une religion quasi constitutive du discours national français. Malgré sa perméabilité à la culture américaine, la France tient à son exception, autre nom d’une petite mythologie : contre le libéralisme économique, elle prône une économie régulée [End Page 699] par l’intervention de l’État ; contre l’impérialisme guerrier, elle promeut une politique de compromis ; contre le multiculturalisme relativiste, elle érige la citoyenneté républicaine. Sans nier la légitimité d’une critique de la domination américaine, Christian n’a cessé de vouloir briser cette bonne conscience française qui jauge la supériorité de son modèle par sa contrariété avec les États-Unis. Et il dénonçait notamment l’anti-américanisme passé, utilisé comme refoulement des soutiens totalitaires de l’intelligentsia française à Staline, Mao ou Pol Pot, et le présent, devenu l’alibi du nationalisme, de droite comme de gauche.

Christian soupçonnait que l’anti-américanisme cachait des idéologies ou des affects peu avouables, et les réactions européennes au 11 septembre lui ont donné matière à confirmer ses hypothèses. Son dernier texte au Monde, sur la mort de Baudrillard, mêlait ainsi l’hommage et le regret d’une doxa anti-américaine. À la différence du livre de Philippe Roger sur la généalogie de l’anti-américanisme, Christian n’unifiait pas ces discours et il portait l’estocade sur tous les champs de bataille, traquant la spécificité de chaque argumentation. Il n’était pas pour autant un « anti-anti-américain », ce qui l’aurait replié sur les pro-américains. Michel Deguy, pour éviter ces pièges dialectiques, a surenchéri sur les préfixes, se déclarant « anti-anti-anti-américain ». Christian n’affichait pas une position car il se déplaçait d’un bord à l’autre, critique des deux côtés de l’Atlantique.

Conceptuellement, les États-Unis ont constitué pour Christian une alternative politique, au sens français d’un courant qui va et vient d’un pôle à l’autre. Il a pu ainsi dégager quelques malentendus instructifs en frottant les concepts à leurs lieux d’effectuation. Ainsi du Travail, marqué par sa référence religieuse aux États-Unis tandis qu’il demeure désacralisé en France. Christian rappelait Locke et le puritanisme, Weber et l’esprit du protestantisme, pour évaluer la mobilité et la précarité du travail aux États-Unis. À l’opposé il soulignait...

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