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  • La Voix des corps:prologue
  • Sylvie Chalaye

Vingt ans après ! il y a vingt ans, en 1988, un jeune auteur togolais encore inconnu, étudiant en philosophie, envoyait Le Carrefour au Concours Théâtral Interafricain de Radio France International et remportait le Grand Prix avec une pièce qui au lieu de convoquer l'image attendue de l'Afrique donnait à voir un simple carrefour où se retrouvent un homme, une femme, le montreur de pantin et le poète, une pièce où les personnages ne sont plus définis comme africains ou même noirs, mais sont avant tout des corps et des voix humaines. La pièce bouscula les idées reçues sur ce que devait être l'africanité du théâtre africain ! Et Kossi Efoui fut montré du doigt comme un auteur qui avait quasiment vendu son âme pour faire un théâtre à l'occidental, un théâtre « dénaturé ». Pourtant Kossi Efoui n'était pas seul à explorer un théâtre dont l'africanité ne se donnait plus comme une évidence folklorique. À commencer par le Congolais Sony Labou Tansi qui refusait déjà de se définir comme faisant du « théâtre africain » et souhaitait qu'on le « laisse faire un théâtre pour l'humain ». L'Ivoirien Koffi Kwahulé, le Congolais Caya Makhélé, le Tchadien Koulsy Lamko, comme la Guadeloupéenne Gerty Dambury ou encore le Béninois José Pliya revendiquèrent au tournant du XXIe siècle une dramaturgie du carrefour, une dramaturgie de la rencontre où s'expriment leur hybridation et cette identité mutante qui caractérise les nouvelles générations nées du limon colonial, mais devenues autre chose et inscrites dans une tension triangulaire, une tension diasporique entre l'Afrique des origines, l'histoire européenne et le tropisme outreatlantique.

Au cœur de cette tension triangulaire, l'Afrique n'a pas pour autant déserté l'inspiration de ces auteurs, mais elle n'est ni le rêve, ni le cauchemar que le regard occidental a dans l'œil. Elle bouscule au contraire les attentes et met en crise le spectateur, pour se penser au-delà des limites qu'on lui a assignées. Ces dramaturgies s'affirment avant tout comme des dramaturgies de la traversée, traversée coloniale, traversée migratoire, traversée culturelle et géographique qui inscrivent les écritures dans une tension entre ici et ailleurs, entre aujourd'hui et hier. Elles restent particulièrement marquées par un questionnement identitaire en marche, une identité en devenir, une identité trouée par l'histoire, et qui se donne à reconstruire sans avoir peur du saut au-dessus du vide, puisqu'un pan entier de l'histoire du continent a disparu et qu'être Africain aujourd'hui, c'est faire le deuil d'un passé perdu à jamais. Ce sont des dramaturgies qui investissent avant tout en l'humain et redonnent leur place au corps, comme [End Page 1] seul patrimoine historique d'une culture qui n'a pas de palais ou de cathédrale à visiter mais qui s'est sauvé grâce à l'oralité, autrement dit au pouvoir de la fable et du mensonge, au pouvoir de la musique aussi. Cette mémoire du corps est déterminante et imprègne avec force les écritures contemporaines jusqu'à structurer leurs poétiques. On retrouve le projet de Sony Labou Tansi : « Nous essayons en tant qu'ouvrier du rêve, de dire le corps de l'âme des hommes, avec des mots, des sons, des gestes, du silence… »1.

Poursuivant les travaux initiés à Rennes 2 au sein du laboratoire « La Présence et l'Image », le nouveau laboratoire « Scènes Francophones et Écritures de l'Altérité » du groupe de recherche sur la poétique du drame moderne et contemporain de l'Institut de Recherche en Études Théâtrales (Sorbonne Nouvelle– Paris III) tente ici de proposer un regard sur les fonctionnements de cette « physique des voix » pour reprendre la formule de Virginie Soubrier qui convoque à la fois musicalité et présence dans un théâtre d'une extrême contemporanéité et dont l'inventivité formelle n'est pas encore pleinement explorée. C'est...

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