University of Toronto Press
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Weil, Patrick et Stéphane Dufoix (dir.)—L'Esclavage, la colonisation, et après... France, États-Unis, Grande-Bretagne, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, 628 p.

Rares sont Eles ouvrages collectifs à ce point passionnant, stimulant et engageant. Le livre dirigé par Patrick Weil et Stéphane Dufoix —deux spécialistes français des questions d'immigration et de nationalités —sous le titre L'Esclavage, la colonisation et après. . . France, États-Unis, Grande-Bretagne fait partie d'une historiographie en plein essor sur la question des mémoires et des [End Page 306] identités —individuelles et collectives —relatives à l'histoire des esclavages et des colonisations. Partant du constat que cette histoire n'est encore que partiellement écrite, pour des raisons archivistiques mais ausssi propres à la lente et souvent douloureuse construction des récits nationaux, Weil et Dufoix proposent dans ce livre de faire le point sur un pan du passé sujet à de multiples controverses. Le thème fédérateur qui traverse le livre est celui de traces, ces traces du passé colonial et esclavagiste qui prennent dans les mémoires privées et publiques, personnelles ou associatives, des formes diverses, plus ou moins conscientes et historiques, mais aussi plus ou moins bien formulées. Travailler sur les traces du passé implique dans un premier temps de retourner, justement, vers le passé et d'évaluer certains des mécanismes propres aux faits esclavagistes et coloniaux: l'idéologie des Lumières, les théories civilisatrices au fondement de la colonisation, les débats sur l'assimilation ou l'exclusion sociale des peuples colonisés, les hiérarchies sociales et les mesures de contrôle propres aux plantations d'esclaves, les mécanismes d'accession et d'exclusion à la citoyenneté ou encore les procédés de divisions inter-raciales. Ces mécanismes dévoilés dans les deux premières parties —«L'idéologie de la colonisation» et «La gestion des différences» – le livre se penche dans une troisième partie sur ce que Weil et Dufoix nomment «l'inertie des hiérarchies» ou comment les mécanismes de contrôle et d'oppression propres aux systèmes esclavagistes et coloniaux continuèrent à agir une fois leur suppression décrétée. Dans la quatrième partie, intitulée «L'immigration en provenance des colonies», mais qui pourrait tout à fait correspondre au deuxième volet de l'étude de «l'inertie des hiérarchies», la perspective se recentre autour des mouvements migratoires vers les métropoles et le poids des histoires nationales sur la forme prise par ces mouvements. La dernière partie aborde la très délicate question des «politiques de la mémoire et de la réparation» – l'accent étant mis sur les Antilles et la Guyane, l'Algérie et la Shoah.

L'une des originalités de ce livre important, qui vient clore un cycle de trois conférences organisées en 2001 et 2002 en Guadeloupe, France et Angleterre, est sa perspective comparée. Rare exemple d'histoire transnationale portant sur les problématiques croisées des esclavages, des expériences coloniales et de leur mémoire respective, il confirme de la plus belle manière l'intuition de l'historien Paul Veyne à propos de l'histoire comparée (Comment on écrit l'histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 169–174). Celle-ci relèverait en effet de ce qu'il nomme une «heuristique», une mise en contact de concepts et de faits historiques dont la finalité serait essentiellement de mettre à jour des idées nouvelles, de dépasser des cadres d'analyse restreints et, c' est là le plus important, de se laisser surprendre. Ce livre collectif, qui rassemble pas de moins de 22 contributions divisées, donc, en cinq parties, ne manque pas de surprendre le lecteur, en raison notamment de la juxtaposition généralement heureuse de thématiques pourtant très diverses et parfois éloignées dans le temps et l'espace. L'on pense notamment à la discussion des catégories raciales du recensement américain (Paul Schor), suivie d'une analyse de l'influence culturelle et politique du théâtre français dans les anciennes colonies d'Afrique de l'Ouest et de l'encombrante surdétermination raciale que [End Page 307] les acteurs africains charrient avec eux sur les scènes françaises (Jean-Philippe Dedieu). L'esclavage, la colonisation, et après. . . aborde des questions aussi diverses que l'histoire et la mémoire des tirailleurs sénégalais dans la France et l'Afrique de l'Ouest francophone des années 1990 (Gregory Mann), la stratification raciale du Sud des États-Unis de l'après Guerre de Sécession à nos jours (Loïc Wacquant, Dalton Conley et Timothy Baldwin), en passant par le Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire ou Peau noire, masques blancs de Frantz Fanon (Gary Wilder), les ambivalences de la globalisation au temps des Lumières (Sankar Muthu), ou les multiples constructions et déconstructions de la notion de citoyenneté en situation coloniale, dans les Antilles françaises et en Afrique francophone notamment (Emmanuelle Saada et Véronique Hélenon). Une autre originalité de ce livre, dont les contributions sont toutes rédigées en français, réside dans la variété des approches proposées, de l'histoire des idées à l'histoire de la citoyenneté en passant par l'anthropologie culturelle, la géographie, la sociologie, la littérature, les études théâtrales ou encore la philosophie.

On pourrait bien sûr reprocher à ce livre collectif sa longueur —pas moins de 627 pages —et le sentiment diffus, parfois, que le programme annoncé dans la très belle introduction est peut-être plus un appel à d'autres recherches que la synthèse effective des 22 articles publiés. L'introduction, intitulée «Les traces du passé esclavagiste et colonial», dépasse, à bien des égards, le cadre de ce livre et peut, à la lecture de l'ensemble, laisser sur sa faim. On pourrait également s'interroger sur le problème de cohérence interne posé par le mélange des méthodes ou l'absence, généralement, d'une véritable histoire comparée. Seuls quatre des 22 articles portent effectivement sur une comparaison (Jennifer Pitts, Robin Blackburn, Erik Bleich et Christine Chivallon). Là aussi, le lecteur aimerait en savoir davantage, notamment sur la construction comparée de l'idéologie de race en France, Grande-Bretagne et États-Unis, construction sociale et culturelle pourtant au fondement des systèmes esclavagistes et coloniaux. On aurait pu également souhaiter plus de comparaisons sur les mécanismes d'accession et d'exclusion à la citoyenneté ou regretter parfois l'omniprésence des grandes structures d'oppression (voir notamment Dalton Conley et Timothy Baldwin, Paul Schor, ou encore l'article à forte teneur révisionniste de Loïc Wacquant dans lequel l'acteur historique, noir, n'est représenté qu'en victime désocialisé, à «l'identité souillée» [p. 260], incapable de lutter contre un régime anonyme, mais blanc, d'oppression) à l'inverse des procédés de résistance et de négociation propres aux acteurs historiques, colonisés, exploités ou asservis (ce que Loïc Wacquant appelle, assez étrangement, «le trait distinctif des récentes approches populistes [?], "par en bas," dans l'historiographie et la sociologie de la domination ethnoraciale» (p. 265).

Ces critiques mises à part, on ne saurait nier l'apport considérable de ce livre qui vient éclairer nombre de questions aujourd'hui toujours en suspens au sein des communautés nationales françaises, britanniques et états-uniennes et que les événements contemporains ne cessent de rappeler à la mémoire. L'on pense ici notamment à l'incroyable richesse des entreprises commémoratives en Grande Bretagne autour du bicentennaire de l'abolition de la traite [End Page 308] transatlantique (1807–2007). De Bristol à Londres, en passant par Liverpool et Hull, la nation britannique toute entière est ainsi confrontée aux traces présentes d'un passé qui ne passe décidément pas. En France, la récente campagne présidentielle et le débat idéologique qui a opposé, d'un côté, la France métissée de la candidate socialiste à une France «assimilationniste», fière de son passé colonial et se refusant à toute forme de repentance, exige de replacer le débat dans la sphère de l'histoire, et notamment, de l'histoire comparée. Il faudrait également mentionner, toujours pour la France, la controverse liée à la création d'un ministère de l'immigration et de l'identité nationale, la démission de huit chercheurs des instances de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration —dont Patrick Weil, co-directeur de l'ouvrage —en protestation à la création de ce ministère, et l'inauguration manquée cet automne d'un non moins polémique, et politique, Institut d'études sur l'immigration et l'intégration créé par le Haut Conseil à l'Intégration. La mémoire des esclavages et des colonisations en France est aujourd'hui en chantier et suscite des initiatives diverses, des collectifs associatifs aux centres de recherche, dont le tout récent Centre de recherches internationales sur les esclavages. Sans oublier, bien sûr, que l'année 2008 marquera en France le 160e anniversaire de l'abolition de l'esclavage par la IIe République, anniversaire dont les préparatifs paraissent aujourd'hui encore très lointains. Aux États-Unis, les conférences universitaires invitent également les chercheurs à se pencher sur la mémoire et les traces du passé esclavagiste. En témoigne, par exemple, le programme du congrès 2008 de l'American Historical Association. Plusieurs ateliers de ce congrès traiteront des mémoires de l'esclavage africain ou encore de l'héritage de l'esclavage et du problème de l'émancipation au Brésil.

Bien que publié il y a maintenant deux ans, ce livre est aujourd'hui tout simplement indispensable à toute personne désireuse de prendre la mesure des débats sur les mémoires des esclavages et des colonisations en France, Grande-Bretagne et aux États-Unis. Claire Andrieux, dans l'article qui clôt l'ouvrage, «Le traitement des traumatismes historiques dans la France d'après 1945», rappelle au lecteur que la «réintégration d'une population victime de déni d'humanité est une œuvre perpétuelle». Il convient donc probablement et justement de lire L'Esclavage, la colonisation, et après. . . comme une œuvre ouverte qui en appellera, nécessairement, beaucoup d'autres.

Jean-Pierre Le Glaunec
Dalhousie University

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