In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

MLN 122.4 (2007) 875-903

Pour un autre Orientalisme :
Flaubert et Michelet face à l'Histoire
Niklas Bender
Eberhard Karls Universität Tübingen

I. L'Orientalisme redéfini

En 1860, Gustave Flaubert met en garde son ami Ernest Feydeau, voyageant en Orient : « Je repousse absolument l'idée que tu as d'écrire ton voyage : 1° parce que c'est facile ; 2° parce qu'un roman vaut mieux. »1 C'est bien la sensibilité de l'auteur du Dictionnaire des idées reçues vis-à-vis du caractère stéréotypé des récits de voyage contemporains qui inspire son conseil : depuis les années 1840, les voyages de loisir n'ont plus rien d'exceptionnel et les récits intitulés « Voyage en Orient » s'empilent dans les librairies. Flaubert lui-même n'a jamais transformé les notes prises au cours de son grand voyage oriental (la seule tentative, de caractère romantique, a vite été abandonnée), et son verdict sur Le Nil, le récit que son compagnon voyageur Maxime Du Camp projette d'écrire, est univoque : « Encore des voyages ! Quel triste genre ! »2 . En revanche, son œuvre témoigne du sérieux de sa proposition de transposition littéraire : Salammbô, La Tentation de Saint Antoine, Hérodias – autant de textes qui déploient une Antiquité orientale, un Orient d'antan. Visiblement, Flaubert évite toute approche « directe », qui impliquerait un rapport « authentique » avec l'Orient. [End Page 875] Il privilégie consciemment l'élaboration soigneuse du genre historique au rendement immédiat du vécu auquel prétend un « Voyage » : son Orient se situe radicalement dans le passé.

Depuis 1978, une approche des textes « orientalistes » au sens le plus général du terme ne peut éviter la discussion d'un texte qui a fait date : c'est le pamphlet Orientalism d'Edward W. Said, cause d'une forte mise en question dans les disciplines concernées. Avant lui, Raymond Schwab avait pu soutenir que l'émergence de l'orientalisme a engendré « une toute nouvelle acception du mot homme », qu'elle signifiait la naissance d'un « humanisme intégral », élargi à l'échelle planétaire3 . Said balaie cette idée : toute préoccupation ayant trait à l'Orient – soit politique, soit scientifique, soit esthétique – se voit soumise à un soupçon général, réclamé et défini ainsi :

Orientalism can be discussed and analyzed as the corporate institution for dealing with the Orient – dealing with it by making statements about it, authorizing views of it, describing it, by teaching it, settling it, ruling over it : in short, Orientalism as a Western style for dominating, restructuring, and having authority over the Orient.4

Tout savoir sur l'Orient se trouverait déterminé par les notions et les valeurs du discours orientaliste. Les critiques avancées par Said visent bel et bien des disciplines aussi peu politiques que les lettres : « How did philology, lexicography, history, biology, political and economic theory, novel-writing, and lyric poetry come to the service of Orientalism's broadly imperialist view of the world ? »5 Pire, la culture se rend coupable, car elle suscite l'intérêt occidental pour l'Orient, intérêt bientôt transformé en réelle conquête6 .

Orientalism s'est révélé fondateur pour la mise en place des « postcolonial studies », des études post-coloniales. Nombre d'écrivains du XIXe et du XXe siècle ont été relus avec un a priori critique, malgré la faiblesse apparente des propres tentatives herméneutiques de Said. La vie et l'œuvre de Flaubert par exemple sont soumises à une interprétation [End Page 876] sommaire, centrée sur la question de la femme orientale7  ; l'approche est plus biographique que littéraire. Le critique, qui dit pourtant estimer Flaubert particulièrement8 , juge sa propre interprétation « very sketchy and hopelessly incomplete »9 alors que les précautions du romancier indiquent un rapport complexe, réfléchi avec l'Orient, et invitent à la prudence. On pourrait avancer qu...

pdf

Share