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MLN 117.4 (2002) 780-807



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Montaigne, la vie, les livres :
naissance d'un philosophe sceptique - et « impremedité »*

Gérard Defaux


Tant sage qu'il voudra, mais en fin c'est un homme : qu'est il plus caduque, plus miserable et plus de neant? La sagese ne force pas nos conditions naturelles...

Essais, 345 A; II.2

Ung soing extresme tient l'homme d'alonger son estre : il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps sont les sepultures; pour la conservation du nom, la gloire.

Essais, 553 C; II.12

Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port.

Essais, 998 B; III.9

Je me propose de développer et de préciser ici une réflexion ébauchée dans un article publié en 1998 dans French Forum sous le [End Page 780] titre « Montaigne chez les sceptiques : essai de mise au point » 1 . Je prendrai donc, pour les besoins de la cause, puisque - dirait Rabelais - mon propos le requiert, fermement appui sur les quatre « propositions » contenues dans cet article, les considérant moi-même comme un acquis. Ces quatre propositions sont les suivantes :

Proposition 1 : Contrairement à ce que nous croyons communément depuis Villey, il n'y a jamais eu, chez Montaigne, de « crise sceptique ». Ou, pour commenter brièvement ma pensée sur ce point : si nous nous entêtons à faire de Montaigne un « philosophe » sceptique, ce qui à mon humble avis ne va pas du tout de soi, alors il conviendrait de préciser que celui qu'aujourd'hui nous appelons Montaigne n'a pas attendu Sextus Empiricus pour devenir ce que nous faisons de lui, qu'il l'a en fait été depuis le début, ce « début » se situant pour moi le 18 août 1563. Ou encore, pour dire les choses autrement : mort d'Etienne de La Boétie, naissance du philosophe « fortuite et impremedité ». Si mes recherches sur Montaigne, ma fréquentation assidue du texte des Essais, m'ont en effet appris quelque chose, c'est bien que Montaigne n'a pas appris à vivre et à penser dans les livres; c'est bien que l'homme qui, en 1571, fait symboliquement « retraitte » et commence à tenir registre de ses « chimeres », est un homme mûr, non seulement un homme depuis longtemps « formé », mais un homme dont on pourrait sans exagérer dire qu'il est tout entier tourné vers son passé, que son présent consiste désormais à faire travailler ce passé, à le mettre en forme, à le représenter et à lui donner sens dans l'écriture. Ce n'est pas en l'occurrence la lecture de Sextus Empiricus, mais bien plutôt la mort de son ami Etienne de La Boétie, « l'experience » traumatisante de cette mort, qui a fait de Montaigne le doubteur que nous connaissons tous, je veux dire celui qui, dès que l'occasion lui en est offerte, dénonce dans ses Essais ce qu'il appelle l'« outre-cuidance desmesurée » et « l'impudence » des Stoïciens et des Épicuriens, de tous ceux qui, pariant sur la raison, croient une vérité et une grandeur possibles (1035; III.11) 2 ; celui qui laisse déjà clairement entendre que, dogmatique, académique ou sceptique, la philosophie ne vaut pas une heure de peine; que se moquer d'elle, c'est vraiment philosopher. Si Montaigne, sans doute sous l'influence de son ami La Boétie, a cru un moment à la philosophie, celle, notamment d'Epicure et de Sénèque, la perte [End Page 781] brutale qu'il subit en 1563 fait de lui un homme nouveau, un homme qui soudain doute de la nature humaine, qui est de plus en plus sensible à l'écart existant en elle entre le dire et le faire, ses prétentions d'une part, sa finitude, ses limites de l'autre. D'où, par exemple, la citation de Cicéron, ô combien mordante, qu'il insère dans son « Apologie » (p. 546) : Nihil tam absurde dici potest quod non dicatur ab aliquo philosophorum. Ou...

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