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MLN 116.4 (2001) 750-769



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La « haine des grands hommes » au XIXe siècle

Jacques Neefs


Au cours du XIXe siècle la considération pour les « Grands Hommes » relève d'une sorte de paradoxe : l'exemplarité éventuelle des « grands hommes » rencontre l'égale promotion de l'inconnu, de l'anonyme ; la singularité et l'unicité des hommes illustres, ou dignes d'être illustrés, doivent être présentées au Nombre, à la Foule. Une difficulté se pose quant à distinguer les « grands hommes » lorsqu'il faut également promouvoir la grandeur du Peuple en tant que collectif, et la grandeur des humbles, des sans-nom... La réduction des « grands hommes » s'impose alors, réduction complexe, qui va de la preuve de la petitesse de ceux-ci au déni de tout rôle individuel, de la caricature assassine à la critique profonde. Il y a en effet une sorte de difficulté à penser la « grandeur » exceptionnelle du « Grand Homme » en un siècle où l'égalité est revendiquée ou haïe, mais où celle-ci est constamment interrogée, et profondément problématique, et occupe une fonction particulière dans l'élaboration d'un nouvel espace démocratique.

Tocqueville a tracé en des termes particulièrement incisifs cette représentation du mouvement d'égalisation, à la fin du XVIIIe siècle, et ses conséquences : « Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que tous les hommes qui se tenaient si à l'écart les uns des autres étaient devenus tellement semblables entre eux qu'il eût suffi de les faire changer de place pour ne plus pouvoir les reconnaître. [...] Chacun d'eux ne tenait à sa condition particulière que parce que d'autres se particularisaient par la condition ; mais ils étaient tous prêts à se confondre dans la même masse, pourvu que personne n'eût rien à [End Page 750] part et n'y dépassât le niveau commun. » 1 L'une des conceptions dominantes de la différenciation sociale devient celle de la rivalité entre proches, de l'effervescence des concurrences, de la distinction des semblables, comme la développent, par exemple, en un vaste mobile, les fictions balzaciennes : « Du moment où deux livres de parchemin ne tiennent plus lieu de tout, où le fils naturel d'un baigneur millionnaire et un homme de talent ont les mêmes droits que le fils d'un comte, nous ne pouvons plus être distinctibles que par notre valeur intrinsèque. Alors dans notre société les différences ont disparu : il n'y a plus que des nuances. » 2 L'univers des « nuances » exige un type nouveau de distinction, une science nouvelle pour identifier les intensités exceptionnelles, ce que propose l'œuvre balzacienne.

L'invention esthétique, au XIXe siècle, a affaire avec cette question de la « distinction » des êtres, avec l'interrogation sur le rôle des personnalités d'exception et des singularités, avec le pouvoir des modèles, mais sur fond de trame commune, dans l'effet d'une conscience d'appartenance à un même espace, à une communauté « ordinaire » qui façonne les hommes. Une ambivalence traverse les représentations, ambivalence profondément politique, entre les figures de l'exceptionnel et les marques de l'ordinaire, entre l'exposition héroïque des actions modernes et la teneur moderne de l'ennui, de la platitude, de la médiocrité. C'est en ce croisement que naît la modernité esthétique, celle que Baudelaire désigne quand il nomme « l'héroïsme de la vie moderne. »

On ne peut cependant pas oublier que le culte des « Grands Hommes » a été abondamment cultivé dans tout le XIXe siècle, autour de la légende napoléonienne, avec les héros politiques des révolutions, ou encore les grandes figures populaires, comme Victor Hugo. C'est aussi le siècle qui construit une pratique nouvelle du culte « littéraire », par la définition d'une littérature canonique progressivement, et qui met en place un...

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