In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

MLN 115.4 (2000) 619-648



[Access article in PDF]

La Leçon de séparation

Gérald Sfez

Encore Malraux

Froid et bref, en deux pages, André opposait à une manière d'être et d'écrire presque réconciliée, graciée, sous ses airs de dureté, la leçon de séparation qu'il avait retenue du Cornet à dés.

(SM 1 , 48)

En écrivant une biographie sur Malraux, Lyotard étonna. On ne s'attendait pas à ce qu'un philosophe et surtout ce philosophe-là se tourna vers une œuvre dont rien n'indiquait qu'elle pût donner à penser à notre temps. Tout pouvait paraître déconcertant : Pourquoi Lyotard, philosophe du différend, commentateur de Kant et Wittgenstein, faisant entendre dans ses Lectures d'enfance les voix de Kafka et de Joyce, théoricien de la postmodernité, avait-il choisi d'écrire sur Malraux ? Sur un écrivain grand style et pour de grands récits, attaché dans bien des mémoires à une posture de grandeur et de majorité, de l'Age d'homme, lié au geste démonstratif de l'engagement pour les grandes causes autant qu'au partage de la pompe et de la cérémonie du pouvoir, auteur de grandes phrases sonnant comme des slogans de l'avenir ? Pourquoi écrire une biographie et partager les risques de ce genre exposé au mythe de l'œuvre vue de la vie, en hauteur et en profondeur, restituant les continuités, explorant les zones d'ombre, et restituant l'écriture à la figure de l'Auteur et le sujet écrivant à une sournoise providence ? N'y avait-il pas là, tant à propos de l'auteur choisi que de la forme élue, une chute de Lyotard dans l'adolescence, une nostalgie de cet «air capable» qu'il disait, quelques [End Page 619] années plus tôt, ne pas supporter chez un philosophe comme Sartre ? On pressentait bien que Lyotard faisait un coup et ajoutait une provocation à toutes les autres, poussant l'anticonformisme jusqu'au paradoxe de son désistement, mais où était la circonstance de la pensée ? Où était le dialogue philosophique et, s'il était question de sortir vers la littérature, pourquoi choisir cette voie-là ? A moins que quelque chose de toute la scène nous ait échappé.

La voix. La voix d'André Malraux et son exploration caverneuse. L'expérience intérieure de la voix. Dans les écrits antérieurs, Lyotard n'avait cessé d'écrire sur la voix, sur l'ananké de la phoné. C'est qu'il y reconnaissait là le point sensible, simultanément sensuel et aporétique, le point de silence sur lequel la phénoménologie elle-même avait buté et était elle-même restée en arrêt. Lorsque, dans Le Visible et l'invisible, Merleau-Ponty éprouve sa pensée de la communion de la chair et décline les manières de sens à travers lesquelles la réversibilité du toucher entre soi et soi-même -- au fondement de toute réflexivité de la perception et préhistorique au cogito --, et, partant, entre soi et l'autre, se noue, la façon dont l'étrangeté qui est en moi s'accorde à l'étrangeté de l'autre, dans l'étonnant partage de cet être-au-monde commun où au même instant « Je est un autre » et « Nous ne sommes pas au monde », il rencontre le toucher de gorge et le dit de Malraux, le vieux marinier de la Voix :

Parmi mes mouvements, il en est qui ne vont nulle part, -- qui ne vont pas même retrouver dans l'autre corps leur ressemblance ou leur archétype : ce sont les mouvements du visage, beaucoup de gestes, et surtout ces étranges mouvements de la gorge et de la bouche qui font le cri et la voix. Ces mouvements finissent en sons et je les entends. Comme le cristal, le métal et beaucoup d'autres substances, je suis un être sonore, mais ma vibration à moi, je l'entends du dedans ; comme a dit Malraux, je m'entends avec ma gorge. En quoi, comme il l...

pdf

Share