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  • Des notes entre les mots:le passage de la musique à la littérature chez Christian Gailly
  • Elin Beate Tobiassen

L'écriture est pour moi le prolongement d'une activité musicale inaboutie.

Christian Gailly

Dans son recueil d'essais intitulé En lisant, en écrivant, Julien Gracq utilise une particularité génésiaque des marsupiaux1 de manière métaphorique, pour souligner que les écrivains, dès leurs débuts publics, n'ont pas tous encore trouvé leur style, leur expression propre, leur forme. Un grand nombre d'auteurs débutent alors qu'ils sont loin d'avoir atteint leur maturité artistique. Leur(s) première(s) œuvre(s) exhibe(nt) un processus de recherche, montrant la genèse lente d'une forme distincte, inscrivant en elle(s) le parcours d'une gestation créatrice souvent difficile et laborieuse :

il existe [...] toute une catégorie d'écrivains, non forcément inférieurs, qui voient le jour du public encore immatures, et dont la formation, parfois assez longuement, se parachève sous les yeux mêmes des lecteurs, comme se termine à l'air libre et dans la poche ventrale la gestation des marsupiaux2 .

Le prix à payer pour ce retard dans le développement est d'avoir été publié « à l'état de brouillons et d'exercices » et de traîner avec soi longtemps « des débris du cocon incubateur » (Gracq 2). Or, il y a aussi à gagner un privilège, qui est de conserver dans l'écriture la vibration inséparable de l'effort vers la forme distincte, « vibration que ne connaissent pas les écrivains qui ont reçu le don d'un prêt à porter impeccable » (Gracq 2). Comme exemples d'écrivains ayant débuté encore 'immatures', Gracq cite des auteurs comme Chateaubriand, Rimbaud, Proust et Mauriac. Dans le contexte de la littérature française contemporaine, nombre d'auteurs pourraient venir figurer sur cette liste. Je voudrais me concentrer ici sur un seul nom, en procédant à l'examen des deux premières œuvres de Christian Gailly.

Dit-il, le premier texte publié par cet écrivain, a ceci de particulier qu'il marque le passage d'une expression artistique à une autre : musicien saxophoniste pendant des années, Christian Gailly abandonne ici le champ musical pour se vouer à l'écriture littéraire3 . Curieusement, la critique a peu interrogé [End Page 71] les implications de ce changement. Les études à ce jour consacrées à Dit-il, texte attachant et original publié aux Éditions de Minuit en 1987, le con-sidèrent souvent d'un point de vue narratif au regard d'une œuvre mature qui, aujourd'hui, est constituée comme telle. Analysant l'ouvrage comme un terreau contenant « la promesse de nombreuses élaborations ultérieures »4 , Isabelle Dangy montre ainsi comment Dit-il amorce l'accession de Gailly au genre romanesque, ce premier texte ébauchant la figure d'un narrateur (notamment à travers la reprise incessante de l'incise « dit-il » permettant de libérer l'écriture de la troisième personne) et alimentant l'avenir par la constitution de tout un réservoir thématique dans lequel puiseront les textes ultérieurs5 .

Je me propose pour ma part, adoptant une perspective attentive au passage du monde des notes au champ des mots, de mieux faire ressortir la situation d'écriture qui caractérise la première œuvre de Christian Gailly, à travers l'écriture de cette situation telle qu'elle se présente dans le texte même. Dit-il est en effet un de ces ouvrages où la difficulté d'écrire se fait objet d'écriture, le texte exposant sans cesse, au fil des pages, le pénible état dans lequel se trouve l'écrivain « pas assez mûr »6 , perdant son combat quotidien avec la production littéraire. Faut-il pour autant y voir une œuvre nihiliste liée à la certitude de la défaite, cultivant une vocation à l'échec7  ? Dit-il, me semble-t-il, constitue au contraire, dans le champ littéraire contemporain, une œuvre « autonymique »—j'emploie ici le terme barthésien8 —, c'est-à-dire une œuvre qui, face à l'immense panne dans laquelle elle se trouve, tente d'en sortir.

Quel rôle...

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