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  • Diabolus in musica:La « Sonate de la Résurrection » de Heinrich Biber, arme de détournement dans Instruments des ténèbres de Nancy Huston
  • Frédérique Arroyas

nous vivons dans une civilisation où la représentation consacrée (religieuse ou laïque) de la femme est résorbée dans la maternité

Julia Kristeva, Histoires d'amour1

La musique elle-même n'est pas la fin de la passion musicale, mais un moyen, une médiation, comme l'orchestre, la voix, le jeu instrumental, la scène, pour parvenir à certains états.

Antoine Hennion, La Passion musicale2

Quel rôle une sonate baroque, dédiée à la Vierge Marie, peut-elle jouer dans un roman contemporain à tendance féministe ? Dans son roman de 1996, Instruments des ténèbres, Nancy Huston, dont on connaît les intérêts musicaux, puise des particularités formelles et des associations religieuses de la Sonate de la Résurrection du compositeur et violoniste autrichien Heinrich Biber pour en faire l'instrument d'un détournement idéologique. La sonate vient ainsi soutenir la lutte fémi-niste que mène l'auteure depuis de nombreuses années. Particulièrement riche et complexe dans l'adaptation de techniques, de structures et de symboles musicaux, le roman illustre ce qui, chez Huston, relève d'une capacité à fusionner les champs littéraires et musicaux.

Il sera ici question de la façon dont la Sonate de la Résurrection est assi-milée à un canevas narratif où se trame une problématique d'identité, voire de survie d'un individu dans une société qui lui est hostile. La conjonction musico-littéraire contribue au démantèlement des configurations binaires érigées en oppositions (sacré/profane, liberté/prison, extase/souffrance). Notre propos aborde également une thématique qui tourne autour de la fécondation, de la procréation et qui dénonce la condition de la femme, particu-lièrement son effacement des sphères de création artistique à mesure qu'elle assume un rôle d'épouse ou de mère. Surgissent à travers la figure du double, de la cellule qui engendre, des effets de réverbération ou d'échos, multipliant les parcours de lecture et faisant travailler les facultés d'association des lecteurs. La présente étude vise à illustrer non seulement la remarquable [End Page 88] exploitation intermédiale3 que l'on retrouve dans ce roman, mais aussi toute la force et le dynamisme du projet féministe de l'auteure. En réconciliant des champs jugés traditionnellement incompatibles, ceux de la création et de la procréation, du sacré et du profane, ce roman fait l'éloge du multiple, dépassant les dichotomies réductrices.

Écriture et engendrement 

« Le roman est d'une linéarité enrageante. […] On voudrait écrire à la manière de Dieu—tout, d'un seul coup, dans un fabuleux éclat d'énergie »4 s'exclame Nada, la narratrice-écrivaine exaspérée par la linéarité discursive à laquelle est soumis le genre romanesque. Des deux récits qui constituent Instruments des ténèbres se dégage une tentative de contrer le « caractère successif» (50) de l'écriture puisque, par leur alternance, ils favorisent le tissage de relations, échange qui déroute de la voie unique et directe5 . Ces deux histoires se déroulent à deux époques et dans deux géographies distinctes. Inti-tulées respectivement « Le Carnet scordatura » et « Sonate de la Résurrection », elles comprennent le journal intime d'une écrivaine new-yorkaise désabusée, qui se penche sur sa vie et sur son passé, et le récit que celle-ci a entrepris d'écrire, le vécu d'une jeune servante misérable, Barbe Durant, dans la campagne berrichonne du dix-septième siècle.

Malgré l'écart spatio-temporel, il y a complétude entre les deux récits par le biais de la narratrice Nada, rédactrice du « Carnet ». Le dialogue avec son daimôn6 va lui permettre « d'accoucher » de l'histoire de la « Sonate ». Ainsi s'établit entre les deux récits un rapport génératif...

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