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  • Ce corps qui parle. Pour une lecture dialogique de Denis Diderot
  • Stéphane Lojkine
Anthony Wall. Ce corps qui parle. Pour une lecture dialogique de Denis Diderot. Montréal: XYZ éditeur, 2005. 298pp. CAN$27. ISBN-13: 978-2-89261-439-8.

L'herméneutique bakhtinienne classique (le bas corporel rabelaisien, la polyphonie dostoïevskienne, le chronotope d'Esthétique et théorie du roman), mais aussi la notion de corps-signe (tiélo-znak) moins connue du lecteur français sont ici convoquées dans un parcours qui aborde successivement Le Neveu de Rameau (les chapitres 1–3), Jacques le Fataliste (le chapitre 4), Les Bijoux indiscrets (le chapitre 5), Le Rêve de D'Alembert et La Religieuse (le chapitre 6), les Salons (le chapitre 7).

Au croisement des études bakhtiniennes et des recherches sur Diderot, Le Neveu de Rameau constituait un point de départ obligé, notamment depuis l'article de Hans Robert Jauss, « Le Neveu de Rameau, dialogisme et dialectique » (Revue de Métaphysique et de morale, 1984). Mais Anthony Wall rompt avec la tradition critique héritée de la lecture hegelienne, qui ramène toujours le dialogue de LUI et de MOI à l'opposition de deux visions du monde abstraites, pour mettre en évidence un phénomène jamais pris en compte dans le texte: Rameau bavarde; son caquet est intarissable, insupportable et dans sa quasi vacuité même fait sens comme « corps-signe ». La pantomime de Rameau ne romprait pas avec sa pratique de la parole, mais en constituerait au contraire en quelque sorte l'aboutissement spectaculaire. Jean Starobinski avait mis en évidence l'importance chez Diderot de la notion d'accent, que l'on rencontre à la fois dans Le Neveu, Le Rêve (26) et les écrits sur le théâtre (« L'accent de la vérité », Diderot et le théâtre, 1984): interface du discours et du corps, l'accent constitue chez Diderot le premier « corps-signe » à partir duquel Anthony Wall noue sa réflexion.

Polyphonique, indirect et digressif, le bavard qu'est Rameau symptomatise une pratique de la parole qui chez Diderot est générale et hautement signifiante. Cette parole n'est pas une parole vaine, mais une parole incorporée, révélant une autre conception de la polyphonie romanesque que celle de La Poétique de Dostoïevski: l'œuvre n'est pas tant l'articulation ou l'intéraction de « consciences », de « moments de la conscience », de « mots » ou de « voix », que l'expérience corporelle d'une « ventriloquie » dont la modélisation linguistique abstraite ne saurait rendre compte.

Cette dimension matérielle, concrète du corps dans la structuration du discours prend un relief tout particulier dans Jacques le Fataliste, où le corps, avec la blessure de Jacques au genou, constitue la matrice narrative du texte. Le roman repose sur cette gageure, « qu'un genou blessé puisse produire du texte » (122). Le dialogue romanesque s'efforce de réduire, de suppléer le caractère impartageable de la douleur corporelle par l'établissement d'un « nous » précaire et par la négociation avec l'autre du dialogue des « paramètres de ce qui va être raconté » (129). L'analyse des glissements de [End Page 358] la première à la deuxième personne du pluriel, à la fois au niveau extra- et intra-diégétique (135–36) fait apparaître que la nature fondamentale du récit diderotien est la négociation dialogique, dont l'enjeu pour le locuteur est une incorporation que formalise la conquête jamais définitive du « nous ».

À ce moment du livre, le dialogisme bakhtinien fait l'objet de déplacements théoriques importants, du discours vers le corps, de la conscience vers le spectacle, de la structure articulatoire fixe vers une négociation en mouvement. Une place, qui sera croissante dans les chapitres suivants, est accordée à la question de l'image, du tableau mouvant (141). Comme technique d'écriture, ce phénomène avait été mis en évidence chez Diderot par Robert Nicklauss (« Tableaux mouvants as a Technical Innovation », 1969). Anthony Wall le met en relation avec une pratique sociale qui naît au XVIIIe si...

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