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  • L'Héritage de Proust
  • David R. Ellison

De tous les écrivains de langue Française de la première moitié du vingtième siècle, Marcel Proust est certainement l'auteur le plus connu mondialement et aussi celui qui aura laissé derrière lui le plus de traces dans les textes de ses successeurs. Pour parler comme Flaubert, ce serait un travail « hénaurme », digne seulement de l'archiviste le plus assidu, de recenser tous les emprunts faits à Proust, toutes les allusions à la Recherche du temps perdu qui habitent les pages des écrivains (tant critiques que romanciers) qui l'ont suivi dans le temps. D'abord méconnu et mal compris par la majorité de ses compatriotes, qui ont boudé ses longues phrases et l'esthétisme apparent de son arsenal thématique, Proust, de nos jours, est devenu victime de sa gloire rétrospective et de la légende qui désormais entoure son nom et ses écrits. La petite madeleine, les aubépines, les jeunes filles en fleurs, les pavés inégaux, Swann, Charlus, Albertine, Bergotte, Elstir, Vinteuil font partie des données culturelles de notre époque, et constituent des points de repère, des lieux communs dans le sens fort de ce terme, où tout lecteur quelque peu averti peut s'installer et établir un espace de dialogue avec son interlocuteur potentiel. À un certain niveau général, nous savons, ou croyons savoir, ce qui est 'proustien', ce qui constitue l'essentiel du style et des idées de Marcel Proust et qui se laisse repérer quand il émerge, par allusion ou par effraction, dans le texte ultérieur d'un auteur qui a lu Proust et qui a bien voulu laisser paraître les signes de sa dette.

Cela dit, il pourrait être utile de distinguer entre les textes postérieurs à 1922 qui ne font que 'saluer', de manière péremptoire, le roman proustien (avec un de ces coups de chapeau dont l'intention est plus malicieuse que sincère et que le narrateur de la Recherche a si bien analysés), et ceux qui, au contraire, se construisant sur la base du texte proustien, s'élaborent à partir des données fondamentales de celui-ci. Les écrits de cette dernière catégorie entrent en dialogue avec À la recherche du temps perdu et ne peuvent se comprendre que dans cet état de dialogue. En d'autres termes : l'intertexte proustien n'est pas un hors-d'œuvre ou un simple effet d'érudition dans le texte plus récent, mais devient matière ou matériau à élaboration pour la construction de ce texte. Or, entre 1922 et la fin du vingtième siècle, un certain nombre de romans de langue française ont établi précisément ce type de dialogue—romans qui, par ailleurs, figurent parmi les plus importants de cette période : La Nausée (1938) de Jean-Paul Sartre ; La Modification (1957) de [End Page 69] Michel Butor ; Compagnie (1980) de Samuel Beckett ; et Le Testament français (1995) d'Andreï Makine. Dans les pages qui suivent, je me concentrerai, de manière nécessairement lapidaire, sur le dialogue intertextuel qui s'élabore entre ces romans et la Recherche, et tâcherai de mettre en évidence la diversité de modalités rhétoriques qui caractérise ces rencontres.

Comme dit le proverbe : on se pose en s'opposant. Les romans dont il sera question ont fait face au roman proustien dans sa richesse et sa complexité, et se sont établis sur, mais aussi à partir du texte proustien. En lisant ces romans modernes et contemporains, il nous faut constater à la fois des effets de proximité et de distance. En effet, dans le cas de La Nausée et de La Modification, nous sommes dans le domaine du pastiche, c'est-à-dire, d'un exercice de style qui est basé sur une dialectique complexe allant de l'extrême proximité (on ne peut imiter un auteur qu'en le comprenant de manière intime, en pouvant l''habiter', ou plutôt, en pouvant être secoué par lui, comme la Pythie par Apollon) à la plus grande distance ironique (en insérant...

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