Oxford University Press
  • ThéÂtre Et Religion Dans La Seconde Moitie Du XviEsiècles(1550–1610)
Abstract

Cet article examine la question capitale, pour le théâtre français ancien, des rapports entre le théâtre et la religion, laquelle a favorisé et vu naître au sein de sa liturgie le théâtre occidental au Moyen Âge. Jusqu’en 1550, l’Église aide évidemment la représentation des mystères, théâtre religieux par excellence, et supporte plus ou moins bien le développement d’un théâtre profane. Les choses changent avec la Renaissance et l’apparition de genres nouveaux. Dans la comédie humaniste, la religion est fort présente parmi les autres réalités de la vie du temps portées sur la scène et les pièces sont loin d’être anticléricales; mais la conduite morale des personnages ne correspond guère aux commande-ments de l’Église, du moins jusqu’au dénouement qui fait triompher le conformisme moral plus que vraiment l’ordre religieux. Quant à la tragédie humaniste, avec ses sujets antiques (mythologiques ou historiques) et ses sujets bibliques, elle n’échappe pas toujours aux contradictions entre une pensée antique (la philosophie antique des tragédies grecques avec leur transcendance méchante), comme a menée par la forme imitée, et une théologie authentiquement chrétienne. Un Jean de La Taille ou un Monchrestien illustrent parfaitement cette dificulté, qui n’est autre que le grand problème culturel et philosophique de la Renaissance: comment faire cohabiter ensemble l’univers tragique des Anciens et les convictions chrétiennesdes Modernes?

La question est d'importance. Il faut se souvenir que le théâtre français, comme tout le théâtre occidental moderne, est né au Xe siècle dans les monastères de la chrétienté, qu'il faisait partie de la liturgie où il commémorait, aux fins d'édification, les grands événements de la foi, la Résurrection à Pâques et la Nativité à Noël; ce drame liturgique, créatif jusqu'au XIIIe siècle, se chantait en latin, la langue de la liturgie ecclésiale.1 Quand le théâtre quitte l'enceinte de l'église et son public restreint pour installer ses tréteaux sur la place publique et se jouer en français, dans la langue vernaculaire, il s'adresse encore à un peuple de croyants — nous sommes toujours en chrétienté — qui regarde les mystères avec une foi commune, unanime et indiscutée.

Pourtant, dès le XVe siècle (car le vrai début du mystère dit médiéval date de 1450 et sa vraie fin de 1550), le problème existe des rapports entre la religion et le théâtre. Notre Moyen Âge connaît la dichotomie entre les catégories du religieux et du profane, alors qu'il ignore la dichotomie grecque entre le tragique et le comique. Les mystères sont rigoureusement édifiants, [End Page 295] religieux par leurs sujets (la vie du Christ, la vie des saints, les histoires de l'Ancien Testament) et par leur finalité, qui est catéchétique (le peuple illettré a besoin d'images théâtrales pour nourrir sa foi) — malgré la présence du réalisme, voire du comique, en un mélange qui nous surprend beaucoup mais qui, au fond, était biblique. Mais à côté de ce théâtre religieux, exactement à la même époque, se développèrent les genres d'un théâtre profane, tout à fait comique; ce théâtre du rire — sermons joyeux, monologues dramatiques, farces — en prend à son aise avec la religion. Ainsi, les farces contestent la morale religieuse, n'hésitent pas à parodier les rites, les sacrements, à se moquer des personnages religieux — ce qui amena un historien comme Jean Delumeau à s'interroger sur la profondeur de la christianisation.2 L'Église et les autorités civiques qui réglaient la vie théâtrale furent obligées de supporter, plus ou moins aisément, le développement de ce théâtre profane, qui plaisait autant au peuple que les mystères.

Cet état de fait dura jusqu'en 1550. Alors qu'est bien avancé le siècle de la Renaissance et que s'est opérée la grande révolution culturelle de l'humanisme, le théâtre dit médiéval — mystères édifiants et farces qui contestent la religion établie — continue de plaire au public, y compris à un Marot ou à un Rabelais! Les jeunes et ambitieux intellectuels de la Pléiade décident alors la mort du théâtre médiéval et veulent fonder un théâtre moderne, à l'imitation de l'Antiquité, c'est-à-dire un théâtre qui opposera des tragédies et des comédies, selon des catégories esthétiques grecques, qui ne se définissent plus par rapport à la religion. A la vérité, le théâtre médiéval était contesté avant et en dehors du cercle intellectuel de la Pléiade. D'une part, le mouvement humaniste, en particulier dans les collèges, avait remis en lumière et en valeur le théâtre antique, modèle possible pour un théâtre national nouveau, et refusait désormais le théâtre national traditionnel. D'autre part, les Réformes ne supportent plus ce théâtre: la Réforme protestante a pour effet de briser l'unanimité religieuse sociologiquement nécessaire à la vie des mystères, qu'elle considère comme blasphématoires; les catholiques rigoristes, suivis par les autorités, qui, par ailleurs, supportent mal la critique, la satire et la contestation de la religion présentes dans les genres profanes, nourrissent les mêmes réticences et la même aversion à l'égard des mystères. On sait le résultat: en 1548, le Parlement de Paris interdit la représentation des mystères religieux et l'on pourchasse la farce — ces genres poursuivant désormais une vie cachée ou en dehors de la capitale. 1548–1550: ces quelques années voient la conjonction de tous les phénomènes qui signent pratiquement l'arrêt de mort du théâtre médiéval.3

Le problème des rapports entre le théâtre et la religion demeure cependant, mais il va se poser autrement. Dans le théâtre médiéval, tout [End Page 296] se pensait en fonction du sacré, y compris la contestation de la farce. Le nouveau théâtre, reprenant les catégories des Anciens, proposera désormais deux regards sur le monde: les larmes devant le spectacle du malheur (la tragédie) et le rire devant les défauts, les vices et la sottise (la comédie); mais, en principe, et la tragédie et la comédie rejoignent la sphère du profane. C'est une révolution.

Dans ce nouveau cadre, je vais examiner les rapports, qui demeurent, et l'articulation entre le théâtre et la religion. Quelle est la présence des personnages et des faits religieux? Comment sont-ils présentés? Dans la morale, dans la vision du monde que proposent tragédies et comédies, quelle place est faite à la religion chrétienne? Est-elle illustrée, ignorée, contestée? Je procéderai selon la dichotomie des deux grands genres, la comédie puis la tragédie posant chacune des problèmes particuliers.

La comédie humaniste

Il s'agit d'une comédie nouvelle, imitatrice de Ménandre, Plaute et Térence, mais qui va chercher ses modèles, sujets et personnages surtout chez les Italiens de la commedia erudita (parfois simplement adaptée, comme chez Larivey). Elle se veut miroir de la vie et prétend mêler le comique et l'enseignement moral, selon les delectare et monere d'Horace. Et la religion? Je mentionne une curiosité, avant de développer deux aspects fondamentaux.

La curiosité est la première comédie régulière proposée par Jodelle à l'automne 1552, L'Eugène.4 Paradoxalement, cette première comédie humaniste reste fort proche de la farce.5 Le personnage éponyme est l'abbé Eugène — le titre d'abbé n'entraîne pas obligatoirement que le personnage ait été ordonné prêtre — qui entretient une maîtresse, Alix, et qui couvre sa faute en mariant Alix à un gros benêt de cocu, Guillaume.6 Cet abbé sensuel poursuit la tradition du curé ou du moine des farces en s'organisant, en épicurien et avec cynisme, une vie de jouissance, ni morale, ni chrétienne. Jodelle perpétue l'anticléricalisme des farces.

Les aspects fondamentaux concernent le réalisme et la morale des comédies.

Les dramaturges cherchent à faire vrai, en donnant par exemple des précisions sur l'époque et sur les lieux de la fiction théâtrale. Ainsi, dans sa Reconnue (sur laquelle il faudra revenir), R. Belleau précise que l'action se passe 'en ce fascheux temps' 'qui mit en nostre France / Et le trouble et [End Page 297] la violence' (v, 5, vv. 2295–97).7 Le cadre des comédies? Paris souvent, avec ses quartiers, ses monuments, ses églises … Avec les realia de la vie quotidienne. Les Contents d'Odet de Turnèbe (il faudra aussi revenir sur cette comédie) en fournissent un excellent exemple.8 La vie d'un quartier et ses habitants qui se connaissent, les relations de voisinage, la saison choisie du carnaval, les habitudes religieuses (on va au sermon, à la messe, on entreprend un pèlerinage): tout s'y retrouve comme dans la réalité qui est celle des spectateurs. Bref, la religion est bien présente dans ce théâtre tout simplement parce que la réalité de la vie quotidienne qu'il reflète reste imprégnée de vie religieuse, de gestes et de coutumes religieuses. Les dramaturges peuvent aller plus loin que ce simple effet de réel dû au cadre et toucher au sens même de la pièce.

Dans La Reconnue, l'héroïne, la jeune Antoinette, a été mise au couvent par son père, en est sortie pour embrasser de son plein gré la religion réformée, avant d'être prise dans le sac de la ville de Poitiers en 1562 — catholiques et protestants se disputant alors la ville, lors de la première guerre de religion.9 D'Antoinette, Belleau fait une jeune croyante, une jeune huguenote vertueuse et raisonnable, malmenée par les événements, tâchant avant tout de préserver sa 'liberté de conscience' (v. 1439) et se confiant à Dieu, son seul secours, dans la prière. Le cas est rare, mais fort significatif pour notre sujet.

La religion a une grande place dans Les Contents, mais avec des croyants moins exemplaires; tous les personnages français sont bien entendu chrétiens, mais ils ne se conduisent pas comme tels!10 Contentons-nous d'examiner les personnages féminins. La jeune amoureuse, Geneviève, qui doit accompagner sa mère au sermon et à la messe, reçoit fort imprudemment son galant avant le mariage. Sa mère, dame Louise, est une dévote, une bigote même, mais elle est avare, entêtée, furieuse de la conduite de sa fille qu'elle publie maladroitement partout, peu portée à l'indulgence. L'entremetteuse Françoise, la mezzana de la comédie, est surtout intéressante: c'est une matrone qui s'est taillé une réputation de haute respectabilité, c'est une maquerelle en habit de dévote qui pratique l'hypocrisie religieuse, la tartufferie; s'étant ménagé la réputation de meilleure femme de bien de la paroisse, elle pratique tranquillement l'art d'intriguer, de tromper et de faire tomber dans le péché, avec d'ailleurs une habileté remarquable et presque géniale. Cette comédie n'est pas non plus anticléricale; mais elle pose, grâce à son réalisme, les problèmes de la conduite des croyants de manière nouvelle.

Au-delà de ces intéressants exemples, qu'en est-il de la morale générale des comédies — ces comédies qui prétendaient, selon tous les textes [End Page 298] théoriques, enseigner et donner des leçons de vie?11 Certes, elles ridiculisent des défauts et des vices. Mais ce qui se passe dans les comédies n'est guère moral: y règnent la loi du désir et du plaisir, avec leurs violences; et les dramaturges ne s'en indignent pas forcément … Quant au dénouement, il ne châtie pas toujours le mal, récompensant même parfois le libertinage et le cynisme. Cela va tout droit contre la morale chrétienne! Et l'on retrouve toujours cette idée sous-jacente que le christianisme de la société reste de surface, qu'il n'est pas parfaitement intégré dans la profondeur des comportements. Cela dit, nombre de comédies opposent la jeunesse insouciante, avide de plaisirs, aux pères qui sont les gardiens de l'ordre bourgeois; et l'on pourrait dire que la fonction de la comédie est d'acheminer la jeunesse des débordements à l'acceptation de l'ordre. Conformisme moral ou ordre religieux, vraiment? Le chanoine Larivey, qui ne cesse de proclamer le but moral de ses pièces, montre bien cela dans ses comédies adaptées de l'italien, dont la trame est d'abord fort immorale.12 Des dénouements providentiels ou d'un moralisme édifiant arrivent à point pour rétablir l'ordre moral et le conformisme social: réconciliation des pères et des fils qui se sont heurtés et trompés, mariage final qui canalise le désir anarchique, fin des débordements qui prélude à l'âge des responsabilités pour le plus grand bien de la société. Pour le plus grand bien de la foi religieuse aussi? Voire …

La tragédie humaniste

Ce secteur du théâtre humaniste est beaucoup plus essentiel: il nous reste de 100 à 150 tragédies (si l'on pose la date de 1610 comme limite à l'histoire du théâtre de la Renaissance), contre une vingtaine de comédies seulement; et, parmi les tragédies, un bon nombre de chefs-d'œuvre dus à de très grands dramaturges. D'autre part, le genre tragique est plus immédiatement moral et philosophique, et pose de manière grave des questions métaphysiques et religieuses. Quels en sont les sujets? Pour le présent propos, je me contente de deux secteurs: les tragédies à sujet biblique et les tragédies à sujet antique. Vingt-et-un pour cent des tragédies humanistes empruntent encore leur sujet à la Bible (en fait, à quelques épisodes de l'Ancien Testament). L'essentiel des sujets (33%) vient de l'Antiquité — les grands mythes et légendes grecs, les histoires tirées d'Homère, des épisodes de l'histoire romaine. On aperçoit ici le problème: sujets antiques, forme antique (l'imitation des grands ancêtres) risquent d'entraîner une philosophie antique, peu compatible avec la philosophie chrétienne, même si les réflexions sont religieuses. Examinons séparément ces deux secteurs antique et biblique et réservons pour la fin la question de savoir comment les grands dramaturges se tirent de la difficulté des contradictions entre la pensée antique et la pensée chrétienne. [End Page 299]

Dans les tragédies à sujet antique, on reprend donc les mythes et les cycles légendaires (Médée, Phèdre, les Atrides et les Labdacides, des personnages et des épisodes de la guerre de Troie).13 Et l'on donne à voir le spectacle de la souffrance et des malheurs, dus aux passions, à la vengeance et à la violence des hommes. Mais ces héros tragiques qui souffrent sont surtout soumis à une fortune muable, à des divinités ou à un destin implacables. Des dieux existent, mais pas toujours justes. Il ne reste qu'à se soumettre. Cette philosophie à la Sénèque, cette théologie antique n'est pas compatible avec la philosophie chrétienne, qui chasse le destin et le remplace par la Providence d'un Dieu d'amour et de miséricorde. Nombre de dramaturges ne semblent pas s'apercevoir — des humanistes plus lucides l'avaient fort bien vu, pourtant — que les sujets mythologiques ou antiques de manière générale risquaient de véhiculer une philosophie tragique ancienne, contradictoire avec le moderne christianisme.

De manière semblable, en portant l'histoire romaine à la scène, les dramaturges tragiques montrent le malheur des rois et des peuples, que l'histoire est affaire de haine et de sang et qu'au-dessus de la cruauté des hommes règne une puissance supérieure qui les malmène les uns et les autres (les empires sont aussi fragiles que les hommes) et se joue d'eux; on appelle cette puissance très souvent Fortune, volontiers le destin ou les destins, parfois les dieux — bref, une transcendance qui entraîne les mortels dans le malheur.14 Mais, encore une fois, les chrétiens peuvent-ils admettre que l'histoire soit absurdement livrée aux caprices du hasard ou d'une Fortune aveugle? Non, car la Providence veille sur les hommes comme sur les empires. Rares sont les dramaturges qui eurent conscience de la difficulté et qui essayèrent de christianiser cette transcendance. A propos de l'histoire, on retrouve donc les difficultés de la pensée tragique des pièces mythologiques.

Et les pièces bibliques?15

Malgré la mort des mystères, la tragédie à sujet religieux n'a pas été négligée lors de la renaissance du genre à l'antique en France; de Théodore de Bèze — auteur de la première tragédie en français — à Antoine de Montchrestien, en passant par Jean de La Taille et Robert Garnier, elle a été illustrée, et par les plus grands, de 1550 à 1610. On fait d'Abraham ou de Moïse les héros d'une tragédie; on s'intéresse surtout à Esther en lutte contre Aman, à David, en conflit avec Saül le plus souvent. Selon la formation, selon l'appartenance religieuse, selon les intentions littéraires ou politiques, on a des tragédies bibliques assez différentes, et pas toujours pieuses. Précisons un peu.

La tragédie biblique des Réformés est une tragédie profondément édifiante; la première et le modèle de ces tragédies est l'Abraham sacrifiant de Théodore [End Page 300] de Bèze, qui dramatise les dix-huit versets de Genèse, 22.16 Y est montrée une épreuve de la foi chez le père des croyants, qui doit sacrifier son fils. C'est un exemplum: le patriarche Abraham, déchiré dans sa paternité par l'ordre divin, résiste à la tentation du doute et de la désobéissance et obéit finalement, dans la nuit, à cet ordre absurde et scandaleux à vue humaine.17

Les coreligionnaires du grand Réformateur ne furent pas de la même qualité; ainsi de Des Masures, auteur d'une trilogie consacrée à David: David combattant, David triomphant et David fugitif. Ces dramaturges écrivaient des pièces confessionnelles, à l'intention des calvinistes persécutés qu'il s'agissait d'édifier et de réconforter, voire de galvaniser. Leurs pièces sont donc à situer dans le contexte religieux et politique du temps; mais la leçon qu'ils illustraient restait avant tout morale et spirituelle, appuyée sur une théologie chrétienne pour temps d'épreuves: elle invitait à l'acceptation de la volonté divine, à voir dans le malheur la punition du péché ou une épreuve permise par Dieu; le tout dans la vive espérance du salut. On voit que la religion continue de se servir du théâtre!

Dès les années 1560, les dramaturges peuvent encore avoir des convictions huguenotes, mais leurs tragédies ne sont plus affaires confessionnelles; ils servent plutôt une ambition littéraire, esthétique: faire entrer les sujets bibliques dans le moule de la tragédie à l'antique. C'est le cas d'un Rivaudeau, avec son Aman, tragédie sainte,18 et surtout d'un Jean de La Taille, qui veulent montrer des héros tragiques — avec le problème qui va être bientôt traité. J'ajoute que les dramaturges catholiques s'emparèrent du même moule, de la même forme pour traiter eux aussi des sujets bibliques. Parmi eux, on trouve à la fois des moralistes pesants et médiocres, des partisans ligueurs, et un génie comme Robert Garnier.

On peut se contenter de signaler un regain des tragédies bibliques sous le règne de Henri IV, particulièrement entre 1598 et 1610. Mais, mises à part les tragédies bibliques de Montchrestien, il s'agit surtout de pièces pieuses et plates.

* * *

Il faut à présent aborder de front le grand problème culturel et philosophique: comment les dramaturges géniaux se sont sortis de la difficulté signalée il y a un instant — la contradiction, flagrante à nos yeux, entre la philosophie tragique de l'Antiquité, qu'ils sont entraînés à accepter en même temps qu'ils imitent la forme antique, et leurs convictions religieuses de chrétiens de la Renaissance? Je choisis de traiter la question de la [End Page 301] confrontation de l'univers tragique et de la philosophie chrétienne en m'appuyant sur trois cas — trois dramaturges d'importance qui résolvent différemment la difficulté.

Commençons par Jean de La Taille, huguenot relativement peu engagé et artiste conscient.19 Il écrivit deux tragédies bibliques: Saül le furieux, en 1572, et La Famine, ou Les Gabéonites, en 1573.20 Admirateur de Sénèque, il dramatise deux récits bibliques tirés des livres de Samuel: la démence et la mort de Saül, à qui succéda David, d'un côté; la nécessité, voulue par Dieu, pour faire cesser la peste qui ravageait Israël, que la vengeance des Gabéonites sur la descendance de Saül soit réalisée et que les enfants soient crucifiés, de l'autre. Les sujets choisis sont terribles et comptent parmi les passages les plus atroces de l'Ancien Testament. Dieu maudit Saül, qu'il s'était choisi, puis pousse ses ennemis à la vengeance contre sa descendance innocente, dans les deux cas à la suite d'une faute de Saül. C'est bien la haine de Dieu qui est donnée en spectacle, passant de génération en génération. La justice de Dieu se manifeste ici sous la forme d'une vengeance impitoyable, amenant les victimes à se révolter contre ce Dieu. Mais ces images et ces thèmes sont plutôt proches de la tragédie grecque et de sa théologie, et ils illustrent une vision assez contradictoire avec l'attitude de foi.21 Certes, ces histoires se trouvent bien dans la Bible, et il ne convient pas de s'en offusquer; Paul Ricœur a fait profondément remarquer que la Bible récapitule, en quelque sorte, toute l'expérience spirituelle de l'humanité: la révolte devant une transcendance impitoyable, que connut la tragédie grecque, est bien une des attitudes possibles de l'homme face à la divinité.22 Il n'y a pas lieu non plus de s'étonner que Jean de La Taille, admirateur de la tragédie antique, désireux d'inventer des personnages tragiques malheureux et écrasés par la transcendance, ait choisi précisément ces épisodes pour écrire ses propres tragédies: ils pouvaient faire le lien entre la philosophie tragique et la Bible, mais au prix d'une ambiguïté. Comme on est loin de la lumineuse clarté biblique et chrétienne qui baignait Abraham sacrifiant

Sortira-t-on de l'ambiguïté avec le plus grand des dramaturges tragiques de la Renaissance, Robert Garnier, qui écrivit sept tragédies de 1568 à 1583?23 Sur le plan théologique, l'œuvre de Garnier semble avoir connu une évolution radicale: Les Juives, sa dernière tragédie, rompt avec les six [End Page 302] premières consacrées à l'histoire romaine (Porcie, Cornélie et Marc Antoine) ou aux mythes (Hippolyte, La Troade et Antigone).24

En effet, les six premières tragédies gardent une position théologique relativement ambiguë. D'un côté on y trouve des dieux anciens bons et justes, et même, dans Antigone, un Dieu assez proche du Dieu biblique. Mais Garnier développe aussi une théologie du dieu méchant, pour parler encore comme Ricœur: y règnent la Fortune, les astres, le sort, le destin — 'le méchant destin' —, une fatalité, une malédiction; bref, les hommes ont à souffrir de la puissance funeste des dieux, des dieux insensibles ou méchants, contre qui on lève le poing.

Plus d'ambiguïté dans Les Juives, dont le sujet biblique narre la déportation et l'exécution de la famille royale après la chute de Jérusalem prise par Nabuchodonosor en 587. La pensée tragique est d'abord encore proche: Nabuchodonosor se venge, mais il est l'instrument de Dieu et de sa colère; les malheureux se révoltent contre ce malheur et contre la dureté de Dieu. C'est ce que j'appelle la tentation tragique, le premier mouvement de révolte avant d'accéder à la foi, c'est-à-dire à la compréhension de la volonté providentielle et à l'acceptation de cette volonté. La colère de Dieu est juste et frappe des pécheurs. Pour le moment, on implore en vain sa miséricorde et les croyants juifs doivent sincèrement louer leur Dieu du malheur qu'il leur inflige. Mais est annoncée sa miséricorde future: rétablissement de Jérusalem et venue du Christ Sauveur. La foi dans le dieu d'Israël et dans le Dieu de Jésus-Christ, qui est un Dieu d'amour, nous fait sortir du cercle de feu du tragique grec.

Quant à lui, Montchrestien alterna, dans ses six tragédies, entre 1596 et 1604, les sujets antiques (Sophonisbe, Les Lacènes, Hector) et les sujets religieux (David et Aman sont des pièces bibliques, La Reine d'Ecosse une pièce moderne et chrétienne).25 Un peu comme Garnier — mais il y a alternance et non évolution — il développe une philosophie antique dans les pièces à sujet antique et une philosophie biblique ou chrétienne dans les autres.

Pour les sujets antiques, on retrouve le contexte culturel et religieux de l'Antiquité: un monde fragile est régi par une Fortune déloyale (et par la violence inhérente aux passions des hommes), surplombé par un destin dur et inexorable, une Fatalité (Hector), des dieux méchants (Les Lacènes) contre lesquels on se révolte en vain. [End Page 303]

A l'inverse, les tragédies à sujet juif ou chrétien, qui donnent une belle place aux sentiments religieux des hommes (sans la grâce, le pécheur David tombe, et reçoit la miséricorde une fois repentant; Dieu pardonne aussi au peuple pécheur, dont la repentance l'amène à la miséricorde; la mort chrétienne de Marie Stuart lui fait laisser le monde changeant pour rejoindre son origine), refusent le fatum, la Fortuna et les dieux méchants. La Providence divine est substituée à la transcendance antique. La volonté divine mène le monde, déployant sa justice contre les pécheurs, exerçant sa miséricorde un jour ou l'autre en faveur des justes et les conduisant au port de la stabilité. Un abîme sépare cette vision de la philosophie tragique antique! Mais alors, d'un type de sujet à l'autre, quelle est donc la pensée personnelle de Montchrestien? On le sait, puisqu'il semble s'effacer derrière la fiction de ses sujets …

Là n'est pas l'essentiel pour lui. Quelle que soit l'origine du malheur et son responsable (destin ou Providence), Montchrestien a voulu montrer l'héroïsme des victimes. Sophonisbe ou Hector, par la mort volontaire ou acceptée, se montrent supérieurs au destin et libres. La reine d'Écosse également accepte le martyre. Stoïcisme à la Sénèque; ou, plus exactement, néo-stoïcisme à la Juste Lipse ou à la Guillaume du Vair, qui formula un néo-stoïcisme chrétien. Quoi qu'il en soit, cette liberté conquise contre le destin permet au héros d'acquérir la gloire. Tel est le généreux selon Montchrestien, qui fait déjà penser au généreux selon Pierre Corneille.

On voit donc bien que, pour en avoir fini avec le théâtre religieux médiéval des mystères, la Renaissance n'en a pas fini avec la religion comme fait culturel, comme morale et comme métaphysique. La comédie, si elle se veut miroir du réel, ne peut ignorer le fait religieux chrétien, jusque dans la vie intérieure des personnages. La tragédie traite encore des sujets bibliques, dans une perspective rigoureusement chrétienne; et quand elle s'empare de sujets antiques, on la voit confrontée à deux mondes de pensée qui sont contaminés l'un par l'autre: le tragique grec des sujets et le christianisme des auteurs, qui sont parfaitement contradictoires. Elle rejoint là le grand problème de l'humanisme au XVIe siècle: comment ajuster le goût ou la passion pour l'Antiquité païenne et la foi contemporaine?

Dans la mesure où la tragédie n'a pas fini de garder une visée morale, où elle déploie une signification morale et philosophique, ce problème la suivra. Elle pourra le résoudre au XVIIe siècle, quand la mythologie antique sera réduite à l'état d'ornement, d'apparence derrière laquelle on pourra déchiffrer le système chrétien.26

Charles Mazouer
Universite Michel demontaigne, Bordeaux III

Footnotes

1. Charles Mazouer, Le Théâtre français du Moyen Âge (Paris, SEDES, 1998).

2. Voir ‘Les mentalités religieuses saisies à travers les farces, les sotties et les sermons joyeux (XVe–XVIesiècles)’, dans La Piété populaire au Moyen Âge, I (Paris, Bibliothèquenationale, 1977), pp. 181–95.

3. Charles Mazouer, Le Théâtre français de la Renaissance (Paris, Champion, 2002).

4. Éd. Par Michael J. Freeman (University of Exeter Press, 1987).

5. Voir Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 341–43; Barbara Bowen, Les Caractéristiques essentielles de la farce française et leur survivance dans les années1550–1620 (Urbana, University of Illinois Press, 1964) et Michael J. Freeman, ‘Jodelle et le théâtre populaire: les sabots d’Hélène’, dans Aspects du théâtre populaire en Europeau XVIesiècle (Paris, CDU-SEDES, 1989), pp. 55–68.

6. Voir Charles Mazouer, ‘Du badin médiéval au naïf de la comé die du XVIIesiècle’, Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 26 (1974), 69–70, et Le Personnage dunaïf dans le théâtre comique du Moyen Âge à Marivaux (Paris, Klincksieck, 1979), pp. 91–93.

7. Éd. Par Jean Braybrook (Genève, Droz, 1989).

8. Éd. Par Norman B. Spector (Paris, S.T.F.M., 1964; quatrième triage avec compléments bibliographiques par Robert Aulotte, 1984).

9. Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 346–50.

10. Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 368–72.

11. Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 332–35.

12. Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 367–68.

13. Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 221–25.

14. Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 225–34.

15. Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 212–21.

16. L’édition de référence est celle que procurèrent Keith Cameron, Kathleen M. Hall et Francis Higman (Genève, Droz, 1967). Le texte a été reproduit et modernisé dans la bonne et suggestive édition due à Marguerite Soulier (Mugron, Editions José Feijoo, 1990).

17. Voir Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 252–57.

18. Éd. par Keith Cameron (Genève, Droz, 1969). Voir aussi l’édition de Régine Reynolds-Cornell, dans La Tragédie à l’époque d’Henri II et de Charles IX, première série, vol. 3, 1566–1567 (Florence, Olschki—Paris, PUF, 1990).

19. Voir Le Théâtre français de la renaissance, pp. 265–74.

20. L’édition de référence des deux tragédies est celle procurée par Elliott Forsyth (Paris, Didier, 1968).

21. Voir Charles Mazouer, ‘Les tragédies bibliques sont-elles tragiques?’, Littératures classiques, no. 16 (printemps 1992), 125–40.

22. Voir ‘Culpabilité tragique et culpabilité biblique’, Revue d’histoire et de philosophi e religieuse, 33 (1953), 285–307; Finitude et culpabilité, II, La Symbolique du mal (Paris, Aubier, 1960); et Lectures, 3. Aux frontières de la philosophie (Paris, Seuil, 1994).

23. Voir Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 274–92.

24. Robert Garnier, Œuvres complètes, éd. par Raymond Lebègue. (Paris, Les Belles Lettres): Les Juives. Bradamante. Poésies diverses, 1949; La Troade. Antigone, 1952; Porcie. Cornélie, 1973; Marc Antoine. Hippolyte, 1974. Des éditions séparées plus récentes, àParis, chez Champion: Antigone; ou La Piété, éd. par Jean-Dominique Beaudin, 1997; Porcie, éd. par Jean-Claude Ternaux, 1999; La Troade, éd. par Jean-Dominique Beaudin, 1999; Les Juifves, éd. par Sabine Lardon, 1999.

25. Voir Le Théâtre français de la Renaissance, pp. 292-309. On peut lire Montchrestien dans les éditions suivantes, qui donnent généralement le texte de 1604: Les Tragédies, éd. par Louis Petit de Julleville (Paris, Plon, 1891), pour Sophonisbe, Aman, Les Lacènes; David ou L’Adultère, éd. par Lancaster E. Dabney (Austin, University Cooperative Society, 1963); La Reine d’Ecosse, éd. par Joseph D. Crivelli (Paris—La Haye, Mouton, 1975); Hector, éd. par Jacques Scherer, dans Théâtre du XVIIesiècle, I  (Paris, Gallimard, 1975).

26. Le pré sent texte constitue la version é crite et remanié e d’une confé rence prononcé eà l’Institut de Philologie romane de l’Université Jagellonne de Cracovie, en 2004.

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