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  • La « Méthode intime » de Michelet
  • Paul Viallaneix

La méthode intuitive passe, en général, pour surhumaine, orgueilleuse, mystérieuse, agnosticiste ; et l'on croit que la méthode discursive est humaine, modeste, claire et distincte, scientifique. Je démontrerai, au contraire, un jour, qu'en histoire c'est la méthode intuitive qui est humaine, modeste, claire et distincte autant que nous le pouvons, scientifique1 .

Charles Péguy, Zangwill (1904)

Dans son Journal et son enseignement, comme dans le corps même de ses ouvrages, Michelet ne cesse de revendiquer la singularité de sa démarche d'historien. En 1869, préfaçant l'édition définitive de l'Histoire de France, il se prévaut une dernière fois de cet « héroïsme de l'esprit » dont Vico, à ses débuts, lui avait dicté la formule : « disposition courageuse où le jeune homme doit être d'embrasser toutes les sciences et tous les temps »2 . Ce que le maître de la Science nouvelle recommande, « je l'avais d'instinct en moi, j'allais à tout, j'aimais tout », ajoute Michelet, prêt à porter le surnom de Pantophile donné par Voltaire à Diderot.

Plutôt que dans la philosophie, trop « générale », ou la philosophie de l'histoire, discréditée par le fatalisme d'un Cousin, le jeune agrégé (1821) choisit d'investir sa « disposition courageuse » dans la discipline historique. Mais il se jure du même coup de la transformer afin que s'y croisent de multiples compétences. En 1833, dans les deux premiers tomes de l'Histoire de France, il apparaît que Michelet ne s'en tient pas à un classement méthodique, fût-il encyclopédique, de ses informations. Il s'inspire délibérément de la « synthèse » de la chimie moderne, définie par Lunier en 1805. Il en justifie le choix après avoir procédé à l'« analyse » des données, géographiques, linguistiques et raciales qui vont se combiner dans la genèse de la nation : « Presque tout est à dire encore. La France s'est faite elle-même de ses éléments dont un tout autre mélange pouvait résulter. Les mêmes principes chimiques composent l'huile et le sucre […]. Reste le mystère de l'existence propre et spéciale. Combien plus doit-on en tenir compte quand il s'agit d'un mélange vivant et actif, comme d'une nation. C'est le sujet de l'Histoire de France »3 . L'historien calque sa démarche sur le « mélange » dont il lui appartient de rendre compte et elle ne peut que rappeler celle du chimiste. Michelet affiche volontiers une référence scientifique qui accentue sa différence [End Page 100] parmi ses concurrents. « Entre la méthode qui formule (Hegel), précise-t-il, et la méthode plastique qui tourne autour (Quinet), il y en a une autre peut-être, une chimie intérieure, qui refait les choses, les reprend de là même d'où elles étaient parties »4 .

Singulière « chimie » cependant et singulier chimiste, à mesure que se découvre l'intériorité propice à la synthèse. « Car enfin, conclut Michelet sur ce point, pourquoi ne répondrais-je pas tout cela en moi-même, puisque déjà tout en est sorti ? »5 . Il ne s'agirait que d'une provocation, si telle autre formule, posée dès 1834, après une première livraison de l'Histoire de France, ne lui communiquait l'autorité d'une sorte de manifeste : « Méthode intime : simplifier, biographier l'histoire, comme d'un homme, comme de moi. Tacite dans Rome n'a vu que lui, et c'était vraiment Rome »6 .

Rien de moins irréfléchi, en vérité, que ce paradoxe, défi adressé, par avance, aux « Éternels objectifs »7 dont Nietzsche instruira le procès. À la différence du chimiste, qui opère sur des « choses » matérielles, tenues à distance dans une éprouvette ou une cornue, l'historien ne peut éviter, dans la mani-pulation qu'il exécute, de payer de sa personne. Michelet, ici ne se laisse pas surprendre...

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