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  • La Nation
  • Franck Laurent

La France est une personne », ne cessa de répéter Michelet. Enthousiasme patriotique certes, mais tout autant nécessité disciplinaire, réponse, possible et efficace, à l'angoissante question : de quoi, ou plus exactement de qui dirai-je l'histoire, si ce n'est plus des rois et des héros ? Personnifier la nation, c'était permettre à l'Histoire de France d'être autre chose que l'histoire des rois de France, autre chose aussi que le récit du mouvement historique en France, et c'était établir le point à partir duquel ordonner, donner forme, sens et vie aux multiples histoires particulières, des mœurs et des guerres, des races et des paysages, du langage et de l'art… Personnifier la France, c'était se mettre en mesure d'écrire l'histoire que la France avait faite.

La Nation micheletienne, c'est essentiellement un peuple et un territoire. Un peuple, non une race: loin de constituer la base ethnique stable et perpétuelle de la Nation, la race, les races, n'y entrent qu'à l'état de composantes dont seul le mélange fonde la nation. Le peuple national n'existe que par un travail sur ses éléments qui modifie profondément l'ensemble :

Races sur races, peuples sur peuples ; Galls, Kymrys, Bolgs, d'autre part Ibères, d'autres encore, Grecs, Romains ; les Germains viennent les derniers. Cela dit, a-t-on dit la France ? Presque tout est à dire encore. La France s'est faite elle-même de ces éléments dont tout autre mélange pouvait résulter. [...]

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L'histoire des races est ainsi rejetée vers une sorte de préhistoire, antérieure à la Nation et extérieure à la vérité de l'histoire nationale, qui se définit comme histoire des effets aléatoires du mélange des éléments raciaux, fonde sur eux sa capacité à échapper au fatalisme, et identifie la Nation comme le sujet actif de son propre travail de gésine,—et l'on voit pointer cette tautologie si caractéristique du nationalisme de Michelet (et peut-être de tout nationalisme) : en dernière instance, la Nation est ce par quoi la Nation existe.

Pour élaborer sa conception du territoire national, Michelet applique au déterminisme géographique et climatique la même torsion qu'au déterminisme racial, torsion qui lui permet de conjurer le risque du « fatalisme ». D'une part, le Michelet de Tableau de la France est un géographe qui refuse comme non [End Page 30] pertinente la distinction entre géographie physique et géographie humaine : la « nature » devient chez lui une donnée complexe et épaisse, qui doit autant aux origines du peuplement, aux évolutions de la démographie, aux opportunités politiques ou commerciales, aux modes d'exploitation de la terre, qu'aux constantes de la géologie et du climat, des paysages qui influent sur l'action des hommes comme à l'exacte proportion du degré de façonnement humain dont ils ont été l'objet. D'autre part, et surtout, la géographie micheletienne n'est pas à proprement parler une géographie nationale, mais bien plutôt une géographie régionale, ou provinciale, géographie des terroirs. L'investigation géographique, les voyages de l'historien aux quatre coins du territoire, aboutit à la fin du Tableau de la France à ce résultat : la Nation, « idée abstraite », n'est pas une donnée géographique. Au contraire, l'entreprise géographique de Michelet exhibe dans toute sa netteté cette évidence trop souvent oubliée par l'idéologie nationale : il n'y a pas de paysage français, il n'y a que des paysages provinciaux. Et Michelet convoque alors le modèle physiologique exactement au défaut de l'enquête géographique, là où celle-ci s'avère inefficace, voire contre-productive. La métaphore physiologique permet d'affirmer la personnalité, l'individualité de la France (et donc son indivisibilité), contre ce que révèle la géographie : l'absence d'unité géographique de l'espace français, et (peut-être plus grave encore) la forte, l'excessive identité géographique des...

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