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  • Montaigne et l'éthique marchande
  • Philippe Desan

Dans sa célèbre étude portant sur L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Max Weber définit l'action économique capitaliste comme « l'espoir d'un profit par l'exploitation des possibilités d'échange, c'est-à-dire sur des chances (formellement) pacifiques de profit »1 . C'est en effet la notion d'échange qui nous semble essentielle dans l'esprit du capitalisme ; pourtant, ce principe doit à notre avis être pris dans une acception plus large du terme et inclure une composante sociale. Car le capitalisme marchand tel qu'il se met en place à la Renaissance est accompagné d'une sociabilité complexe qui produira une éthique nouvelle. Le développement du capitalisme marchand durant la Renaissance permit en effet à une nouvelle mentalité de faire son apparition. Cette mentalité, comme le remarque Weber, privilégie la multiplication des interactions humaines. Ces interactions n'ont pourtant pas pour finalité l'élargissement du champ social mais bien l'accroissement des échanges économiques. En ce sens on peut dire que les échanges sociaux se mettent désormais au service d'une finalité qui, elle, est bien économique. On constate qu'il n'y a pas de capitalisme sans une redéfinition des comportements humains qui sont désormais conçus au sein d'une logique de profit. Au XVIe siècle le social et le politique furent ainsi lentement réinterprétés par la pratique économique dominante imposée par une nouvelle classe marchande s'enrichissant dans le commerce à grande échelle.

L'éthique protestante, telle qu'elle est définie par Weber, représente bien une éthique bourgeoise et marchande. Il serait pourtant faux de limiter l'apparition d'une éthique marchande aux seules sociétés où s'imposa l'Église réformée. L'apparition du capitalisme fut loin d'être un phénomène limité à quelques pays qui embrassèrent les thèses de Luther et de Calvin—même s'il est vrai que son essor fut plus rapide dans certains pays européens. Sombart avait proposé en 1916, dans Le Capitalisme moderne, l'idée d'un éthos spécifique au capitalisme. C'est cet éthos qui retient ici notre attention. Nous ne reviendrons pas sur les thèses qui appréhendent le capitalisme soit comme une cause, soit comme un effet de l'essor d'un nouveau modèle religieux plus permissif envers des pratiques économiques traditionnellement condamnées par l'Église romaine. Peu importe de savoir si le mode d'organisation capita-liste est le résultat d'un changement idéologique profond—thèse de Weber—, ou encore si, selon la position marxiste défendue par Sombart, l'éthique protestante ne fait que refléter le mode de production capitaliste naissant. Ce [End Page 13] type de débat revient à s'interroger sur la précellence de l'œuf ou de la poule. Nous préférons considérer les notions de superstructure et d'infrastructure—pour reprendre les termes de la critique marxiste—comme complémentaires sans nous préoccuper d'un quelconque déterminisme historique. Malgré leurs divergences d'interprétation, force est de constater que les deux sociologues (Weber et Sombart) s'accordent à parler d'une nouvelle éthique marchande à la Renaissance. Cette constatation est indéniable et a fait l'objet de nombreuses études. Il nous a semblé intéressant d'explorer la façon dont le discours économique envahit littéralement la pensée—aussi bien politique, religieuse, philosophique que littéraire—du XVIe siècle2 .

L'éthique marchande se retrouve en filigrane dans beaucoup de textes de la Renaissance. Montaigne n'échappe pas à l'influence et donc aux pressions idéologiques exercées par cette nouvelle éthique, même s'il la critique à maintes reprises. Juger et s'opposer à des pratiques et théories plutôt que les accepter est souvent plus significatif des enjeux d'une époque. L'éthique marchande, telle qu'elle se présente vers la fin du XVIe siècle, n'est certes pas encore implantée comme idéologie dominante dans les esprits. Elle est encore en compétition avec l...

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