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MLN 120.4 (2005) 925-949



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Lecteur, que vous êtes bigearre !

Marivaux et la « querelle de Montaigne »

Tulane University

Dans les Réflexions sur l'esprit humain, Marivaux brosse à grands traits le portrait moral de l'homme en réponse à la vogue nouvelle des sciences naturelles.1 Alors qu'il apparaît soucieux de préserver l'universalité de son propos et qu'il y montre une réserve toute classique pour le particulier, c'est bien par « sa curiosité et son sens des différences2  » que Marivaux est moderne. Le moraliste réussit en effet dans ce texte tardif à peindre l'homme universel, mais s'attache à y inclure la singularité de l'individu. Or dans cette relation harmonieuse entre le général et le particulier, la place importante accordée à la singularité relève d'une pensée morale et esthétique que Marivaux avait esquissée dès ses premières œuvres et développée plus longuement dans les fictions journalistiques des années 1720–1735. Notant que le mélange fournit le principe de base de l'anthropologie différentielle de Marivaux dans les Réflexions, il nous a semblé intéressant d'étendre notre recherche au Spectateur français et à l'Indigent philosophe, et d'y relever le vocabulaire, les métaphores et les références littéraires du principe de mélange. Il est vite apparu aussi bien avec les mots de bigarrure, de bizarre et de mélange que par la [End Page 925] réutilisation de la métaphore de la diversité des visages, que Marivaux a les yeux tournés vers la Renaissance et qu'il invoque avec ces signes l'héritage de Montaigne. Nous nous proposons donc, après avoir examiné comment Marivaux établit l'équilibre entre la dissemblance et la ressemblance, de suivre les indices semés par l'auteur et de mesurer l'importance des thèmes de la bigarrure et la bizarrerie dans la formation du style et de la pensée anthropologique de Marivaux.

Nous conserverons à anthropologie le sens vague que le mot possédait au début du XVIIIe siècle et qui s'employait pour désigner un « Discours sur l'homme, ou sur le corps humain ; terme d'Anatomiste, composé d'anthropos et de logos, discours ». « La science, déclare le Dictionnaire de Trévoux de 1721, qui nous conduit à la connaissance de l'homme, s'appelle Anthropologie ». La teneur de l'article montre une hésitation entre discours et science, mais établit sans ambiguïté une parenté entre cette science nouvellement dénommée et le genre de l'observation morale désignée par le terme d'anatomie. Il est certes difficile de déterminer l'anthropologie du début des Lumières quand la science est alors en train de se constituer et qu'elle n'est encore clairement définie ni par sa méthode, ni par son objet d'étude. Oscillant entre l'observation morale des moralistes classiques et l'anthropologie scientifique modelée sur le projet des sciences naturelles, la pensée anthropologique prend des formes d'autant plus variées qu'elle comprend la réutilisation de formes littéraires du siècle précédent. Dans son lumineux ouvrage Littérature et anthropologie, Louis Van Delft démêle l'enchevêtrement de lignes de pensée diverses, et distingue pour le XVIIe siècle et début du XVIIIe, deux traditions. Une première, qui se réclame d'Aristote mais qui doit bien davantage à son disciple, prend comme modèle la caractérologie de Théophraste pour les classifications morales, psychologiques et sociales. Selon l'anthropologie fixiste, le relevé de signes extérieurs permet la classification par types humains. Le moi se conçoit comme « forme fixe, identifiable et connaissable3  ...

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