In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Autoportrait sur fond de paysage américain
  • Françoise Gaillard (bio)

Le 25 janvier 1947 Simone de Beauvoir s'envole vers l'Amérique, et c'est avec un émerveillement presque enfantin qu'elle raconte son départ : « Voilà. C'est arrivé. Je vole vers New York. C'est vrai. Le haut-parleur a appelé : « Les voyageurs pour New York... » et la voix avait l'accent familier de toutes les voix que l'on entend à travers des haut-parleurs sur les quais des gares. »1 La banalité de l'annonce, qui rend cette destination ordinaire, a pour elle quelque chose d'incongru, tant ce voyage diffère de tous les autres. Car aller à New York, ce n'est pas quitter une ville familière pour une autre inconnue, c'est effectuer un saut dans le futur : « New York, note-t-elle, appartient à l'avenir ».2 Et l'Amérique ? Appartient-elle aussi à l'avenir ? L'hypothèse est permise tant la ville apparaît dans les premiers moments de ce voyage comme la quintessence d'un monde nouveau, dont la nouveauté précipite le vieillissement de l'ancien. Mais dans quel futur Simone de Beauvoir a-t-elle le sentiment de sauter en traversant l'Atlantique ? Dans le futur de la technique, comme dans les romans de Jules Verne qu'elle lisait quand elle était enfant ? Dans celui du confort domestique qui fait défaut à la France de l'après-guerre ? Dans celui de l'architecture des villes qui périme Paris enfermé dans son XIXe siècle? Certainement. Mais, avec le recul du temps, on peut s'étonner que de cet observatoire du futur des sociétés démocratiques modernes, que lui offre l'Amérique, Simone de Beauvoir ne voit [End Page 637] en fait rien venir. Entendons-nous : rien de ce qui annonce l'évolution sociale et politique de l'Europe. En un mot, rien de la transformation de la démocratie politique en une démocratie sociale, dont l'Amérique présente, depuis Jackson, le modèle. Sans doute est-ce parce qu'elle est plus intéressée à noter et à analyser des différences de visions du monde, de réflexes intellectuels, de formes de socialité, ou de mode de vie qu'elle réfère à son système philosophique et moral de valeurs, qu'à entrer dans la logique d'une inéluctable américanisation de l'occident, tant sur le plan des mœurs que sur celui du fonctionnement de la démocratie. Nous sommes, avec elle, loin de Tocqueville qui lisait le destin de toute démocratie à venir, au miroir de la démocratie américaine, ce qui lui a permis d'anticiper l'avènement de la démocratie sociale et de prévoir que cet avènement se ferait nécessairement au détriment du politique. L'histoire récente nous prouve à chaque instant la justesse de cette prévision : la démocratie comme forme de société se montre de plus en plus indifférente à la démocratie comme forme politique.

A la décharge de Simone de Beauvoir, il faut dire que le projet qui est le sien n'est pas de nature philosophico-politique. Ce qu'elle veut c'est rédiger un journal (de fait rétrospectif), ce n'est pas écrire un traité ou un essai, même si son cadre d'interprétation, lorsqu'elle aborde les grands sujets comme la question de l'égalité des conditions ou celle des rapports entre les sexes, est très clairement celui de la philosophie existentialiste de la liberté (ce qui, du reste, ne va pas sans entacher ses analyses d'une certaine normativité).

De sa rencontre avec la réalité d'un continent de légende qui existe fortement dans son imaginaire par le cinéma, par la musique de jazz, par la littérature, Simone de Beauvoir attend avant toute chose, une enivrante expérience de déstabilisation : « ...je connaîtrai, confesse-t-elle avec gourmandise, l'extraordinaire aventure de devenir moi-même une autre ».3 En réalité, c'est bien stable dans ses souliers plats (si prosaïquement fonctionnels...

pdf

Share