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French Forum 26.1 (2001) 53-66



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L’Espoir de Malraux:
récit à suspense et récit à répétition

Joël Loehr


Le premier caractère de l’art moderne est de ne pas raconter. Pour que l’art moderne naisse, il faut que l’art de la fiction finisse.

Malraux1

Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien

Pascal2

La littéralité commence là où s’arrête la linéarité

"Le récit romanesque va ordinairement son train sans trop revenir sur ses traces, d’où un suspens souvent bien linéaire", déclare Gérard Genette, pour le regretter.3 Il préférerait en effet que le récit jouât mieux ou davantage des ressources stylistiques et structurales de la répétition et des variations (comme le jazz), qu’il ne répugnât pas à dérouter le parcours fléché, qui semble être sa loi, en rebroussant chemin à l’occasion (comme le Nouveau Roman), qu’il échappât à la monophonie du ronron et du train-train narratifs en croisant ses lignes mélodiques de manière plus complexe et en faisant parfois aussi machine arrière (comme ces romans de la littérature américaine, que Genette ne cite pas, mais contemporains justement de la naissance du jazz et auxquels le Nouveau Roman français doit sans doute, pour une part non négligeable, cette dimension musicale dont le critique apprécie que ce dernier ait su l’introduire). On peut penser à Manhattan transfer de Dos Passos (dont la référence ferroviaire dans le titre suffirait à indiquer la complexité et l’entrecroisement de fils narratifs nombreux) ou à Contrepoint de Huxley (qui emprunte explicitement son titre au vocabulaire de la musique, comme pour signifier d’emblée un principe de construction symphonique ou opératique des intrigues).

Non sans apparents paradoxes, ce soupir de regret de Genette donne ainsi à entendre qu’un récit monotone est donc en réalité un récit qui ne se [End Page 53] répète jamais, et, corrélativement, que la répétition a pour vertu de varier les plaisirs de la lecture. Vraisemblablement parce que ce lecteur n’aime pas davantage s’en laisser conter qu’il ne se satisfait d’une simple participation affective aux histoires qu’on lui raconte. Ou, en d’autres termes, parce qu’une linéarité purement événementielle et fonctionnelle tend à la fois à rabattre l’écoute du roman sur cette seule part du récit à laquelle Malraux déjà souhaitait qu’il ne pût être ramené: on se rappelle la sentence définitive qu’il prononce dans L’Homme précaire et la littérature: "Le génie du romancier est dans la part du roman qui ne peut être ramenée au récit"4. La réduction à une pure narrativité tendrait aussi à dénaturer l’expression romanesque en discours à sens unique.

Gageons donc que "l’entendement" de ce lecteur mélomane ne trouve pas beaucoup plus d’intérêt et de profit (c’est à dire de jouissance) à se contenter d’attendre la fin d’un récit à suspense5, pourtant généralement bref et souvent dynamique, qu’à escompter celle de ces romans-fleuves6 qui suivent (plus ou moins) tranquillement leur cours et qui n’en finissent pas. Et que manoeuvres dilatoires de diversion ou lignes de fuite de la digression ne changeraient rien à l’ennui d’être ainsi dirigé dans le régime de sa lecture, si ces moyens ne servaient qu’à justifier encore la seule fin de la fiction. En vue de cette fin qui est la finalité première du récit à suspense ou du roman-fleuve, que le tempo s’accélère ou que le débit au contraire se ralentisse, dans ce genre d’histoires, le lecteur est en effet "embarqué" et "piloté". Captif du seul développement de la fiction dont le cours l’entraîne lui-même et dont il n’aurait qu’à suivre le fil...

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