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  • L’Invention des grands vins français et la mutation des valeurs oenologiques
  • Jean-Louis Flandrin (bio)

Tous les grands vignobles français étaient déjà en culture au Moyen Age, et ils étaient déjà célèbres. Pourtant, aucun des grands vins qu’ils produisent actuellement n’existaient encore. C’est à l’époque moderne, entre 1500 et 1800 qu’on les a tous inventés: les historiens du vin paraissent d’accord sur ce point. Mais ils parlent généralement de cette invention comme d’un simple progrès technique, alors qu’elle renvoie aussi à d’autres raisons, sans doute plus importantes. C’est de ces autres raisons que je voudrais parler.

I. Dates d’apparition des nouveaux vins

Pour ce qui concerne le moment où chacun des grands vins français est apparu, je m’appuierai sur la récente synthèse de Marcel Lachiver à laquelle j’ajouterai cependant quelques témoignages d’époques qui semblent avoir été négligés.

Selon Lachiver, “l’affirmation des grands crus de vins liquoreux” est “l’oeuvre du XVllle siècle.” En 1741, l’intendant de Bordeaux écrivait que dans le Sauternais, “On ne commence les vendanges que quand les raisins sont presque pourris et on les fait à différentes reprises pour leur donner plus de douceur.” C’est à dire qu’on connaissait déjà la pourriture noble et les tries successives. Mais les vendanges tardives se pratiquaient dès le XVIIe siècle dans la région de Montbazillac, et plus précisément dès 1666 dans le Sauternais. 1 C’est du XVIIe siècle aussi que daterait la présence des Hollandais en Anjou, et les vins blancs liquoreux dont ils favorisaient la production (Lachiver, p. 260). Pourtant Charles Estienne et Jean Liébault semblent en parler dès le milieu du XVIe siècle: “des vins doux...nous sont amenés du pays d’Anjou, fort excellents et très-chauds”—traduisons par “très alcoolisés”—“qui se peuvent garder sains et entiers jusqu’à la troisième, quatrième, voire sixième année.” 2 Des vins déjà bien différents des vins verts à boire dans l’année qu’on produisait à l’issue de vendanges précoces, dans la plupart des régions de France.

Deuxième type de grand vin: le Champagne. Sous le nom de “vin d’Ay” il est célèbre dès le XVIe siècle et désigne généralement l’ensemble des vins de la vallée de la Marne. A ces vins “de Rivière,” le plus souvent blanc, on opposait les vins rouges “de la Montagne,” alors tenus pour médiocres. Mais au XVIIe siècle une famille de ministres, les Brûlards, seigneurs de Sillery sur la Montagne de Reims, en mettent le vin à la mode dans l’aristocratie française, et nombre de médecins l’estiment meilleur à la santé que le Bourgogne. Dans la seconde moitié [End Page 24] du siècle, Saint-Evremond, exilé en Angleterre, y lance le Champagne. A la même époque, on met au point la bouteille champenoise puis le bouchon de liège.

C’est aussi sous le règne de Louis XIV—précisément de 1668 à 1715—que Dom Pérignon, dont on a fait le père du champagne moderne, exerce son art comme procureur de l’abbaye d’Hautvillers. Il a effectivement fait progresser les méthodes de vinification et mieux contrôlé la mousse par ses mélanges subtils de raisins, les soutirages, etc. Mais n’oublions pas que les vins de Champagne ont une tendance naturelle à mousser; qu’il y avait donc du champagne mousseux avant Dom Pérignon; et qu’après lui on ne contrôle toujours pas parfaitement cette tendance à mousser: encore en 1732 Bertin de Rocheret notait: “je ne sais si nous mousserons”; et en 1737: “Les vins n’ont pu mousser quoique ils ont été tirés dans cette intention.” D’autres années le vin moussait si fort que tout ou partie des bouteilles explosaient (Lachiver, pp. 277–78). En Angleterre comme en France, enfin, encore au début du...

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