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  • Le préjugé alimentaire, ou le salut par le fantasme
  • Mohamed Bernoussi (bio)

Le Voyage dans l’Empire de Maroc 1 est la relation d’un voyage entrepris par William Lemprière pour soigner les yeux du fils de l’Empereur du Maroc. Arrivé à Tanger le 14 septembre 1789, l’auteur traverse les villes de la côte atlantique jusqu’à Taroudante, ville où il rencontre le prince malade; la deuxième étape le conduit à Maroc où il rencontre l’Empereur qui le charge de soigner des membres de son Harem. Le médecin demande en récompense la libération des captifs et son départ, chose qui ne s’est pas faite immédiatement mais qui a eu le mérite de tenir en haleine le lecteur pendant les derniers chapitres. La relation du médecin anglais reprend des motifs déjà mentionnés par des voyageurs comme Potocki ou André Chénier; à ce titre comme l’a fait remarquer la presse de l’époque le Voyage n’offre rien d’original. 2 Ce qui l’est en revanche, c’est la bonne chère qui fait l’objet d’un ensemble de descriptions assez succinctes, mais très variées, non seulement en ce qui concerne proprement l’objet alimentaire, mais surtout quant aux préjugés qui animent leur auteur. Et c’est là, me semble-t-il, l’intérêt de la relation de William Lemprière: voir des produits et des comportements alimentaires à travers les préjugés d’un étranger (un Anglais) et qui est de surcroît médecin. Etudier donc l’imaginaire du culinaire dans la relation de Lemprière revient à retracer l’évolution des attitudes du médecin anglais ainsi que les différentes explications ou les recours qui les jallonnent. Mon but est d’essayer de montrer comment l’alimentaire et le culinaire racontent un conflit permanent entre un ensemble de préjugés et des valeurs intrinsèques à certains aliments, qui dépassera le cadre du désaccord culturel pour prendre des dimensions que nous essayerons de mettre en lumière.

Tout d’abord un aperçu de ce que nous apprend le voyage sur le culinaire globalement. Quelques informations sont données brièvement sur l’intérieur des maisons, notamment la cuisine qui se fait dans la cour intérieure. Celle-ci n’a pas de lieu stable, elle est itinérante, vu ce qui la constitue: un pot en terre, des plats en bois et un fourneau en terre qu’on peut déplacer selon les circonstances. Les repas sont pris séparément: femmes, hommes, enfants et domestiques; chacun de ces groupes inscrit les membres en question dans un système de valeurs régies par des critères économiques et religieux. La nourriture se prend avec les mains et d’une façon vigoureuse et énergique (à cet égard Lemprière est on ne peut plus expressif: attaquer, dévorer, déchirer, donner l’assaut au repas sont les termes qui reviennent dans ses descriptions). Le rapport à la nourriture est vital et direct; aucun instrument ne vient médiatiser le repas; d’où la liberté du corps qui se traduit à travers des gestes francs de toutes contraintes. Voilà pour l’essentiel qui, on l’aura remarqué, s’inscrit aux antipodes des valeurs attachées au culinaire en Europe depuis deux siècles, 3 mais revenons à notre voyageur et à son comportement.

La topographie alimentaire du voyage donne à lire la difficulté du voyageur à [End Page 6] se débarrasser de ses propres certitudes alimentaires et accepter l’aliment ou le repas de l’autre, fussent-ils différents. L’attitude de Lemprière est intéressante dans la mesure où elle se heurte à ces difficultés, essayant de les dépasser à travers plusieurs explications. Dès le début Lemprière affiche une prédilection pour le rôti et pour le café, mettant en avant, non le côté symbolique (le rôti emblème de la cuisine anglaise), 4 mais l’aspect pratique, je dirai presque rationnel des aliments cités: le rôti se conserve bien pendant le voyage et le café constitue...

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