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  • Pourquoi privilégier la poésie?:La réponse des "Récits" de Bonnefoy
  • Darci L. Gardner

Depuis 2004, toute une école de critiques semble graviter autour d'un nouvel anti-herméneutisme.1 Leur souci, Hans Gumbrecht l'explique dans son livre fondateur (2004), est qu'une préoccupation de l'interprétation nous éloigne du monde tangible. Incapable de rien contempler sans en vouloir démêler le sens, on devient indifférent à "la présence" des choses vues indépendamment de leurs histoires (Gumbrecht 52).

Cette pensée se lie ainsi à un refus de "la dominance sournoise des parangons narratifs" dans la culture contemporaine (Alduy, ma traduction). Selon cet argument, la surabondance de modèles narratifs que nous employons quotidiennement pour donner une logique et un sens à la vie nous entraîne à chercher des explications profondes là où il n'y a que des faits, des événements, ou des objets.2 Vu sous cet angle, cette nouvelle remise en question de l'herméneutique, quoique moins absolue que celle de Susan Sontag (2001), acquiert un certain poids du fait que ce problème touche à la vie autant qu'à la littérature.3 En tant que [End Page 11] consommateurs de médias qui ne tenons qu'à ce qui se passe, nous devenons insensibles aux objets, aux émotions, et aux êtres.

La poésie semble offrir un remède à cette situation, car pour certains (Bonnefoy, 1989:23; Gumbrecht 18; Alduy), elle est particulièrement adaptée à l'évocation des présences. Le poète contemporain Yves Bonnefoy écrit: "La poésie: percevoir des apparitions là où le 'prosateur' ne veut que décrire des apparences" (1989:23). Mais par quels moyens la poésie suscite-t-elle cette perception privilégiée? Quels avantages a-telle sur le mode narratif? Dans cet essai, on répondra à ces questions en examinant les "récits en rêve" de Bonnefoy.

L'idée reçue jusqu'ici serait que la sonorité est largement responsable de l'effet particulier de la poésie qui nous rend sensible au monde: "[E]ven the most overpowering institutional dominance of the hermeneutic dimension could never fully repress the presence effects of rhyme and alliteration, of verse and stanza" (Gumbrecht 18). Cependant ces éléments ne sont pas une explication suffisante, car les poèmes parfois les plus évocateurs dans l'&oeliguvre de Bonnefoy sont écrits entièrement en prose, sans rime et sans vers. Comme nous le verrons à travers les analyses qui suivent, les objets et les émotions représentés deviennent palpables non seulement à cause de la sonorité des mots mais aussi grâce à l'oscillation soigneusement maîtrisée entre les deux pôles poétique et narratif de son écriture.

La Subversion du Narratif

Rue Traversière et autres récits en rêve (1977) comprend trentetrois titres dans lesquels il s'agit d'un mélange de souvenirs, de rêves, et de ruminations esthétiques que l'auteur appelle "récits en rêve."4 Bien que la grande majorité de ces récits représentent "une pratique simultanée de la poésie et de la prose" (Brophy 687), une dizaine de ces textes se distinguent du reste par leur concision et par un espacement des paragraphes qui leur donne l'apparence de poèmes plutôt que de récits. Malgré [End Page 12] les nombreuses études consacrées aux récits "majeurs" (dont "L'Égypte," "Rome, les flèches," et les deux versions de "Rue Traversière" sont les plus connus), il n'existe que très peu de commentaires sur les petits poèmes qui se trouvent parmi eux.5 Pourtant, ces morceaux sont essentiels au projet du recueil parce qu'ils jouent un rôle tout à fait différent des autres. S'insérant entre les récits plus longs, ils interrompent et minimisent les tendances narratives du livre afin de maintenir la temporalité et l'espace de son lieu poétique.

Tandis que la majorité des "récits en rêve" retiennent suffisamment de caractère narratif pour transmettre quelques événements explicites, les plus courts poèmes en prose - par exemple...

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