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  • D'une poignée de vent:La vie de Marie selon Toussaint
  • Ernstpeter Ruhe

Un nouveau culte marial est né. A peine La vérité sur Marie estelle sortie des presses de l'imprimerie que la critique est unanime pour louer les qualités exceptionnelles du dernier roman de Jean-Philippe Toussaint: "Marie, toujours elle. Et encore lui"1—l'alliance scellée depuis Faire l'amour et Fuir entre l'héroïne et son créateur continue d'enchanter fidèles et néophytes.

Comme si la promesse du titre ne suffisait pas et que l'auteur avait juré de nous livrer absolument toute la vérité, il a rendu aussi publics, dans une mesure encore jamais atteinte, les documents les plus secrets. Le site d'un type nouveau qu'il a inauguré peu après la parution du livre2 permet de suivre en détail l'évolution de la jeune femme à travers les différentes phases de sa vie brouillonne dont témoignent les états du manuscrit, les notes, les plans et autres débris.3 L'auteur expose ainsi, parallèlement à la parution du livre, huit stades préparatoires de l'écriture, allant d'octobre 2006 jusqu'à janvier 2008.

L'âge électronique ne vient pas ainsi simplement "au secours de l'ego" de l'écrivain, comme titrait Libération,4 mais il donne naissance à un nouveau type d'opera aperta qui combine la tradition du livre imprimé (le texte du roman tel qu'il a paru n'est pas inclus dans le site) avec les prétextes et les contextes manuscrits qui sont présentés sur la Toile comme bonus. Le livre n'est plus qu'une version parmi d'autres, non retenues; il est le dernier d'une série à laquelle il met le point final.

Par conséquent, la relation des lecteurs au texte imprimé change. Sans devoir attendre le travail patient des spécialistes qui publieront un jour l'édition critique de l'œuvre, établie sur la base d'un legs de manuscrits déposé par l'auteur ou par ses héritiers dans une bibliothèque [End Page 95] publique, le lecteur a dès maintenant accès à la mobilité de la création et peut la prolonger, à sa façon, en se laissant inspirer par les idées que l'auteur avait notées un jour et abandonnées ensuite, ou par les variantes de phrases et de passages qui offrent autant de bifurcations possibles pour d'autres développements, d'autres "vérités sur Marie."

La mise-en-contexte électronique invite, de façon implicite, à la réflexion sur les cheminements de l'écriture. Le roman, que le site accompagne et enrichit de documents, fait de même, tout en allant beau-coup plus loin: il est imprégné de questions de théorie littéraire dans une mesure jusque-là inconnue chez Toussaint. Ce qui apparaît çà et là dans les deux premières parties du roman, pour devenir plus explicite dans la troisième, cache des parties plus importantes de la problématique, inscrites en profondeur.

Le verdict de Proust avait été sans appel:

Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix.5

Toussaint, fin lecteur de la Recherche,6 ne commet pas cette "grande indélicatesse" dans sa recherche artistique, comme l'avaient fait les auteurs réalistes auxquels s'adressait le reproche de Proust. Il la contourne, délicatement: rendre presque invisible, dissimuler sous une apparence light, telle est sa marque.

Le peu de cas qui est fait de la théorie à la surface correspond parfaitement à l'esthétique tout en légèreté de l'auteur. Faire entrer dans un tel cadre du méta-discours demande beaucoup de doigté, un art du juste-un-peu, proche du parti pris pongien de ne pas s'appesantir.7 Le lecteur peut ainsi goûter, avec les critiques, la désinvolture, l'humour et le style qui culminent dans de véritables scènes d'anthologie8, sans trop s'inquiéter des indices signalant d'éventuelles profondeurs. Il aura l...

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