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J6ZEF KWATERKO La problematique interculturelle dans Alexandre Chenevert de Gabr~elle Roy Dans sa penetrante etude du realisme social dans Alexandre Chenevert, Ben-Zion Shek considere la problematique de la non-appartenance ('nonbelonging ') du sujet canadien-fran<;ais ason milieu socio-culturel cornme centrale du roman. Recit de l'alienation urbaine, economique et culturelle, Ie roman de Gabrielle Roy apparaitrait en 1954 comrne profondement critique et humaniste, prefigurant les mutations de la societe quebecoise de la decennie suivante.1 , En eifet, Alexandre Chenevert rend manifestes plusieurs themes et motifs, negatifs pour la plupart, qui trouveront leur plein deploiement chez les ecrivains de Parti pris ou dans la poesie de Miron ou de Chamberland: la cite malade et inhabitable, la solitude et l'experience d'egarement, Ie clivage territorial et socio-linguistique, la domination canadienneanglaise , autant d'elements qui font de Montreal 1a figure du 'pays incertain,' verite essentielle qui reste a devoiler. L'aspect biculturel de Montreal et le rapport al'Autre, au Canadien anglais, re~oivent dans Ie roman une reconnaissance negative encore plus marquee que dans Bonheur d'occasion. Conformement a une strategie discursive et une narration realiste, Montreal - 'ville qui pense et souffre en deux Iangues'2 - est constamment eprouve ici comme une ville pervertie par un mal profond, metaphore organique du cancer, metaphore sodale d'u capitalisme tentaculaire.3 Or, au-dela de cette figure de la mort dans Ia vie qui hante et structure Ie recit, Alexandre Chenevert est un des rares romans quebecois des annees 1950 qui signale l'emergence d'une problematique interculturelle et la perception par Ie sujet canadien-fran<;ais du cosmopolitisme, du caractere heterotopique, composite et multiple de l'organisation sodale. Interroger cette dimension du roman revient amesurer 1a complexite des modes de coexistence dans I'espace montrealais entre l'acteur canadien-fran<;ais et l'etranger, l'immigrant. O'autre part, l'approximation litteraire de cette relation avec Ie tiers sous-tend l'investissement ideologique du roman et construit une representation ambigue de ses configurations identitaires. Le rapport aI'alterite s'inscrit des I'ouverture du roman et tout au long de son premier chapitre. Le texte reagit ace qui se dit aut~ur de lui et met en valeur sa propre referentialite. De par son contenu, il questionne l'actualite politique mondiale de 1947: Ie debut de Ia Guerre froide et la UNlVERSm OF TORONTO QUARTERLY, VOLUME 63, NUMBER 4, SUMMER 1994 ALEXANDRE CHENEVERT 567 course aux armernents apres Yalta, la crise israelo-arabe et I'affaire de l'exode juif, la resistance de Gandhi, etc. De par sa structure formelle juxtaposition des manchettes de journaux, des communiques de radio, des reflexions d'Alexandre et des commentaires evaluatifs du narrateur - il produit un effet de desordre enondatif qui fait coincider Ie discours urbain avec Ie discours mental. L'errance insomniaque d'Alexandre autour du monde aboutit amsi a un cerc1e vicieux;4 Ie surcroit de l'informationnel indefiniment recyclable (les allies deviennent ennemis et vice versa), la bribe, Ie fragmentaire, se derobent atout effort de depistage rationnel. Cette apprehension mi-onirique mi-realiste des tensions internationales debouche aussitot sur un foisonnement d'images aux contours conIus et abstraits. Confronte au caractere contradictoire des medias, Alexandre jette W1 regard effare sur Ie monde. Clive entre Ie savoir oHidel visant a une representation coherente des conflits et sa propre conscience desorientee , mystifiee par les voix des autres, il ne peut assruner Ie 'nouveau' qu'en se rabattant sur l'ancien -les stereotypes socio-culturels traditiannels. Les traces de ceUe manipulation mediatique sorit particulierement visibles: les Anglais sont representes comme 'ennemi hereditaire' (19), les Russes, malgre leur culture litteraire et musicale, camme 'arrieres et barbares' (13), les Frant;ais comme impies et libertains, les Arnericains cornrne rnaterialistes, les Arabes paraissent repugnants avec 'des barbes noires, des yeux feroces' (16) et les Japonais passent pour 'des traitres, des fourbes, des Nippons quai!' (21). Si une telle representation de I'Autre renvoie Ie heros ala critique de sa propre communaute, Ie repertoire des defauts de cette derniere est expedie rapidement par un lieu cornmun commode ('bref, Ies defauts des hommes en general,' 20). II en va ainsi pour toute la premiere partie du roman. Proches ou eloignes, taus ces 'types' nationaux construisent une imagologie5 sommaire , fondee sur I'arbitraire culturel. La difference culturelle y est per- <;ue, confusement, tantllt camme un repertoire restreint des traits physiques et moraux, tantot comme un pur exotisme, fascinant et inquietant, prive d'individualite, homogene, anonyme. La marche du heros sur Ie boulevard Saint-Laurent se donne alire ainsi comme un obscur affleurement de l'etrangete faisant obstacle aune epreuve concrete de l'alterite comme univers des pratiques culturelles ou des relations discemables: Puis, a marcher dans ce quartier, i1 voyait du neuf: des visages syriens, des inscriptions en yiddish; d/etranges faces brunes qui paraissaient arrivees tout droit du Levant; des viandes fumees, des mets singuliers qui Ie changeaient du North-Western Lunch; des vieillards it barbe longue, avec des calottes noires, d'ou sortaient des flots de chevelure. S'it ne voyageait pas, du moins il entrevoyait des races, l'irnmigration des pays surpeupIes. Que de monde sur terre! (121) 568 JOZEF KWATERKO Ailleurs, ceUe mise adistance de l'aiterite s'estompe au contraire devant une solidarite imaginaire des morteIs, une croyance phantasmatique aune coexistence des differences, envisagee comme pluralite Oll comme une 'barmonie multiculturaliste.' La scene dans la file d'attente de la cafeteria North-Western Lunch est emblematique de ce vouloir-dire idealiste qui traverse Ie recit. La meditation humaniste d'Alexandre sur la 'detente' et I'hypothetique 'respect' entre les peuples bute ici significativement sur une image eschatologique de l'inintelligibilite entre les 'races.' Du meme coup, la representation biblique de la confusion ethnique, fondue dans l'image du desordre imposee par les medias et sornmee d'etre veridique , finit par renvoyer Ie sujet a son espace originaire, familier et securisant: II £erma les yeux, passionnement interesse par ce probleme d'identite individuelle que poserait Ie Jugement demier. Et alors l'imagination folIe d'Alexandre lui presenta l'entassement de la vallee de Josaphat. [...JPele-mele etaient les races justement les moins faites pour s'entendre, en bas: les Jaunes avec les Blanes; les purs Aryens avec les races inferieures. Quel pouvait etre Ie sentiment des Sudistes et du Ku Klux Klan dans cette promiscuite avec les Noirs qu'ils n'avaient.jamais pu souffrir? Bref, l'humanite etait dans un desordre absolu. La radio, les journaux, toute la machine de propagande cessait de distinguer les allies des ennemis. Aueun bruit, aueun discours, aucun son dans la Vallee; seulement cette marche silencieuse, au pas, ce docile mouvement de Ia foule qui d'elle-meme obeissait encore al'alignement. Et Alexandre, ouvrant les yeux, fut content de se retrouver dans une queue pas trap dense, dont la fin et Ie but lui etaient visibles. (58) . C'est dans la perspective de ce decalage entre l'abstrait et Ie concret, entre le dialogue imaginaire avec l'etranger et la difficulte al'approcher sur Ie plan du reel, qu'il faut envisager la representation de l'alterite juive dans ce roman. Le rapport au Juif imaginaire y semble souffrir d'une ambiguite fondamentale. Elle repose sur la dichotomie entre Ie 'bon' et Ie 'mauvais' Juif, telle qu'elle est perpetuee par Ia propagande et la broderie journalistique traitant de l'actualite. On peut dire qu'Alexandre , 'citoyen moyen/ en est Ie cobaye. D'une part, hante par Ie sentiment d'une culpabilite primordiale, il se sent solidaire avec les 'damnes de la terre': 11 avait Iu que des bateaux d'immigrants, en vue de la terre promise, au large de Jaffa, se voyaient refuser la permission d'aborder. [...] Alexandre vit un Juif de Pologne, son chapeau enfonce jusqu'aux oreilles, qui se debattait dans la mer Rouge. [...l De tout son cceur, il desirait que les Juifs eussent un pays. (16) En meme temps, ce geste de compassion avec Ie peuple biblique en quete de pays peut ·etre transfigure par la meIDe presse (Alexandre est ALEXANDRE CHENEVERT 569 fidele aun 'journal honnete/ 72) en une image du 'regne des Juifs' et en un ressentirnent soigneusement entretenu: It ne put pardonner aux Juifs de contraler - c'etait indeniable, ill'avait Iu tout recemment - les industries de la fourure, de la bonnetrie, de la presse, du cinema. 11 revit Ie Juif de Pologne, mais it se demanda s/il n'avait pas ete fabrique de toute piece par l'imagination juive, habile a apitoyer Ie inonde comme atoute autre forme de propagande. (20) Des lars, par ses signaux rnediatiques, Ia ville apparait comme un dispositif instituant des normes et des conduites aobserver. Ene produit des images, des idees et des opinions qui, par Ie biais d'une logique contradictoire et apparemment 'polyvalente,' imposent de fac;on efficace un imaginaire regi par des cliches. En meme temps, elle exerce son hegemonie sur 1a rumeur montrealaise: mernoire enregistreuse, inseree dans l'imrnediat, 't;a parle' subrepticement dans l'inconscient d'Alexandre et bien que celui-ci s'insurge contre la propagande antisemite (voir sa conversation avec son ami Godias, 69) Ie pouvoir reducteur de ce discours, a la fois publique et officieux, campe solidement sur ses prejuges xenophobes diffus. De ce point de vue, la rencontre avec Ie Juif reel, Markhous, Ie drapier hongrois du boulevard Saint-Laurent, a une valeur de cas de figure, tellement elle semble balisee d'avance par les rnaximes et lieux communs ideologiques. Ce 'balisage' reste ici implicite par un enchainernent des traits caches et des traits visibles de l'etranger. Ainsi, des l'abord, Markhous est 'demasque' comme imposteur. Engage amettre de l'ordre dans la compatibilite de Markhous, Alexandre n'echappe pas au rnythe du complot juif, mais ce meme mythe est mis en scene et impliqHe significativement par Ie narrateur lui-meme: 'n s'imaginait peut-etre, qu'Alexandre n'avait pas encore saisi queUe jolie petite fortune ce jeu aurait pu lui rapporter. [...] Ce sont des gens comme toil Markhous [...] qui obligent Ie Receveur general aprendre l'argent qu'illui faut dans Ie portefeuille de gens comme moi, les.salaries, qui n'ont pas la chance de tricher d'un cent ...' (122; nous soulignons). En meme temps, Ie Juif est ici interpelle comme 'autre' par l'alteration langagiere. On Ie laisse parler tout en lui pretant une parole deformee, geste mimetique de demarcation et de reification: I liMon ami, Chinevert," I'appelait-il. "Pourquoi ti restes a la banque? [...] Laisse-moi faire, disait Markhous, j'y ferai ton fortune ..."' (122). Entin, bien qu'Alexandre saisisse l'identite de condition avec Markhous Cils sont tous les deux dupes par les impots et par les 'grosses compagnies' [122]), aucune complicite affective n'est possible. Contrairement au Juif irnaginaire - celui de la Palestine, victime du mandat britannique - Ie Juif de Montreal n'a aucun pouvoir de captation. n demeure un 'inconnu' culturel, parfaitement accepte comme 'autre,' mais indifferent, ne pouvant faire jouer aucune rencontre interculturelle: 570 J6ZEF KWATERKO Quand Alexandre aurait pu s'en aller, Markhous Ie retenait pour lui raconter son ascension dans la ville! comment il etait debarque a Montreal avec dix dollars seulement dans la poche. Alexandre donna bientot trois soirs par semaine pour en finir plus tot avec cette fatigue. [...J II se for<;ait aeprouver de la sympathie envers Markhous. C'etait genant de ne pas l'aimer, car, etait-ce assez singulier? ce petit Juif suant! volubile, trop familier, semblait porter une veritable affection aAlexandre. [...] Et Alexandre, apres avoir tant reproche son antisemitisme a Godias, mettait un point d'honneur a ne pas s'avouer que Markhous lui portait sur les nerfs. Mais les efforts d'amabilite usaient Alexandre. (124; nous soulignons) Ce refus de communication interculturelle n'affecte pas ici uniquement la 'psyche' du personnage. II est aussi Ie fait, nous l'avons vu, de la strategie narrative qui substitue au point de vue du heros (Ie discours indirect libre) un regard narratif souverain, 'cognitif/ qui juge et qui glose. 0'ou, semble-t-il, cette mise en suspense des elements d'une histoire de l"arrivee en ville' de l'immigrant. Redt mythique virtuel sur ]"errance juive,' il est aussitot deconstruit par une narration axiomatique ineluctablement attachee a l"errance canadienne-fran<;aise,' sorte de judaisme parallele, construction ideologique fondee sur un postulat d'universalisme. Si bien que 1a confrontation avec l'heterogeneite culturelle de Montreal sera jusqu'a la fin du roman eprouvee comme affrontement avec l'etrangete, cornme un reflet, ObSCUT et angoissant, d'une attirance et d'une crainte: 'A ce carrefour, it se trouve un kiosque de jouTnaux; quotidiens de presque toutes les·capitales du mande. 11 yen a meme en yiddish ... petits caracteres bizarres qui inquietent. Caehentils quelque chose que I'on devrait savoir? ...' (271). On pourrait dire a eet egard que Ie roman de Gabrielle Roy est un roman apretention cosmopolite. Associee a1a foule, aun nombre indefini de masques, la representation de l'etranger y est possible seulement dans la mesure ou elle se heurte au probleme de l'alienation identitaire du protagoniste. Comme Ie constate Simon Harel dans son etude sur I'inscription du cosmopolitisme dans Ie roman quebecois: 0'Alexandre Chenevert aLa Ville inlwmaine, une continuite est affirmee quant au constat d'une eradication de l'identite quebecoise des que Ie roman quebecois traite de l'arrivee en ville. [..,J Cette arrivee en ville a pu correspondre dans un premier temps al'epreuve d'un dessaisissement! migration interieure ou paradoxalement Ie cosmopolitisme montrealais se nourrissait d'une exclusion: celle des francophones recomposant les rangs villageois, scellant leur homogeneite socio-culturelle en refonnant autant de ghettos. Comme si la perception de I'etranger entrainait du meme coup une rigidite defensive, Ie cosmopolitisme de ce point de vue ne pouvant qU'etre attribue a l'Autre, provenir du lieu de l'Autre.6 ALEXANDRE CHENEVERT 571 Pourtant, malgn~ cette extreme mefiance al'egard de I'etranger et sa representation stereotypee, Ie roman de Gabrielle Roy souleve une interrogation quant aux articulations d'une isotopie ethnocentrigue. On pourrait dire qu'll echappe a l'ethnocentrisme, entendu comme volonte de reappropriation ou de reconquete identitaire et qu'a cet egard, i1 se soustrait au principe de continuite avec les topollith~raires des annees soixante qui font de l'alienation urbaine Ie lieu de fondement d'une difference radicale. Aussi, les figures du depaysement et de Ia crise identitaire inscrites dans Ie roman ne peuvent-elles que difficilement ~tre assodees a une ideologie du franchissement comme expression d'une revendication du nouveau lien social quebecois. La transgression de Ia mythologie des racines s'y opere encore au ralenti, fait appel a un ton Iyrico-ironique et aune forme classique de 'voyage philosophique'7 qui signifie plutot une distanciation gu'une denonciation au nom d'une nouvelle unite fondatrice. En ce sens, toute Ia seconde partie du roman qui raconte la fuite de la ville et Ie sejour d'Alexandre au Lac Vert se donne a lire comme une fausse inscription ala matiere narrative canadienne-fran~aise traditionnelle . L'ecart ironique vis avis du national qui affleure sans cesse dans la narration instaure ici un jeu de l'ambiguite ou Ie pathos et I'elan mystique voisinent avec Ie trivial et Ie banal. En meme temps, decale de Ia trame narrative realiste qui l'englobe, ce recit legendaire, figure comrne autant Ie retour identitaire a I'espace de la securite originaire ('... il penetrait dans une foret profonde de son pays [...1avec Ie sentiment d'une aventure irreparable,' 195), est enonce sur un mode de l'irreel ou percent des intentions parodiques vis avis des themes litteraires anciens (Robinson) et de Ia rhetorique regionaliste. Fantasme d'une identite premiere, primitive et archalque ('II eut faim et il mangea. II eut soif, et i1 but,' 219), sublimation mythique d'une genese cathartique ('Ce soir, i1 commenc;a de dire: rna cabane, mon lac, mon Dieu,' 222), irruption du langage ethnographique propre aux redts du terroir eC'etait I'habitation canadienne, commune autrefois dans Ie pays,' 237, 'L'hospitalite s'exprime souvent ainsi, au Quebec [...J ' 238), - tous ces elements descriptifs, discursifs et stylistiques susceptibles d'assimiler Ie sujet - et Ie Iecteur aux significations et aux valeurs collectives deviennent ici objets de representation ironique, signifient Ie faux, un simulacre d'existence. Qui plus est, Ie contact avec la famille des Le Gardeur devient une experience de desillusion progressive par rapport aux mreurs canadiennes-fran~aises traditionnelles et au fonds patrimonial commun. Ainsi, derriere la convivialite naturelle, la sante, la danse folklorique, Alexandre decouvre Ie chauvinisme ph~beien (199-200) et Ie caractere mesquin de l'autosuffisance economique des paysans (258). La problemaHque du faux apparaYt avec plus d'acuite Iors du retour d'Alexandre aMontreal. II s'agit tout d'abord d'un retour ala ville latente 572 J6ZEF KWATERKO ou Ie cosmopolitisme n~est plus associe aun hasard, mais atule necessite aassumer~ une vocation a'forte connotation messianique. Au lieu des berges noires~ il aperc;ut Ie foisonnement de lumieres par quoi les villes se revelent dans l'ampleur de la nuit. La nostalgie des vies entassees la, des vies solidaires, Ie surprit, plus fort qu'aucun ennui qu'il eut eprouve dans son existence: comme un ennui d'eternite. [...J II reva aussi de journaux, de magazines en grosses piles sur Ie trottoir, apportant les nouvelles du monde. La etait la vie, l'echange perpetuel, emouvant, fraternel. (259) Or, cette nostalgie de 1a fusion communautaire, Ie desir d'un homogene qui resorberait tous les contrastes, est impossible a inscrire dans les Iimites de l'Histoire. La ville tient captif en tant que construction imaginaire, mais ramenee ases dimensions n~elles, elle apparalt comme un territoire falsifiee, inidentifiable. Aussi, cette seconde confrontation avec la ville manifeste la vacuite des signes cultureIs proprement canadiens-franc;ais. eertes, Montreal est id represente conune un espace ou l'Anglais et l'americanisation sont Itrop la,' ornnipresents. Mais contrairement aBonheur d'occasion ou Saint-Henri figurait les reperes de I'ethnicite, il se dresse au regard comme un pur theatre des sensations. Les signes d'appartenance culturelle ou ideologique y subissent une distorsion grotesque ne laissant acceder aaucune identite authentique. Le Christ electrifie de l'Hydro-Quebec qui prefigure Ie retour aMontreal est une icane collective subvertie tout autant que les autres indices du reel canadien-franc;ais qu'offre la ville. Par exernple, ces nombreux fetiches nationaux qui appellent ala ferveur mobilisatrice ('USEZ LJAVENIR DU PAYS. IL DIT LA VERITE,' 270) ou al'amour de la patrie ('... et Ie seul isme pour les Canadiens, exprimait une distillerie, etait Ie Patriotisme ...' 272). Pour Alexandre, la grandiloquence herolco-epique de ces slogans, caracteristique du discours duplessiste de l'epoque} est assourdissante et nivelante au meme degre que les autres objets discursifs de l'urbanite consOInmatrice et proliferante. Davantage,la violence urbaine et Ie brouillage des signes culturels font du heros canadien-franc;ais un parfait minoritaire. Non pas tant par rapport a l'alterite canadienne-anglaise qui lui etait toujours familiere, ni par rapport a son immigration interieure que Ie roman figurait aplusieurs endroits/ mais en tant que minoritaire qui se definit lui-merne comme immigrant dans son lieu d'origine, devenu desormais un non-lieu par trop present: II avan~ait avec beaucoup de peine pour degager sa valise des paquets, des parapluies. II allait, disait achaque personne: Excusez-moi ... II etait en pleine deroute, au milieu d'etrangers. [...] II eut la curieuse sensation qu'il ne pourrait pas etre plus aI'etranger aMoscou, aParis. Ce qui lui arrivait etait pire que la solitude: comme un atroce malentendu. II pasa sa valise, passa une main sur son ALEXANDRE CHENEVERT 573 front. 'Voyons, pensa Alexandre: j'ai vecu toute rna vie aMontreal; je suis ne ici; j'y mourrai probablement.' Ii eprouva 1a terrible ingratitude de 1a ville ason endroit. (268) Cette pensee du malentendu, radicalement exprimee ici, mais qui traverse Ie TeCit d'amont en avaI, ne prefigure pas un geste d'autoredemption qui, comme dans La Nuit de Jacques Ferron, permettra aune nouvelle fonne d'integration a l'espace, au-dessus des 'apparences trornpeuses.,lO Le desarroi existentiel d'Alexandre Chenevert, 'Ie petit Monsieur du 8846' (185), aboutit aune agonie et aune mort sacrificielle qui transcendent une expiation concrete, individuelle ou collective. La crise identitaire s'y exprime toujours par rapport aun 'ailleurs,' aun desir de totalisation: 'Plus il allaH vers sa fin, et plus Alexandre s'inquietait de l'etat dans lequel illaisserait l'univers' (283). Des lars, on peut mieux comprendre comment cette pensee du malentendu forme une beance entre l'epreuve du cosrnopolitisme comme experience immediate et l'universalisme comme exp~rience imaginaire. Beance comme point de fuite ideologique du roman, COmIDe ecart impossible a depasser entre Ia presence de l'etranger que Ie texte convoque et detruit en meme temps, et l'etranger comme absence, comme une grande utopie du plein universel. Ce clivage du Moi canadienfranc ;ais entre }"excentricite' et la peur d'une culture globale qui integre l/heterogene, Aquin la definira en 1962 comme 'fatigue culturelle.1l1 Le second roman rnontrealais de Gabrielle Roy en represente a la fois un symptome nevrotique et les implicites ideologiques. NOTES 1 Ben-Zion Shek, Social Realism in the French-Canadian Novel (Montreal: Harvest House 1977), 173 et 201. 2 Gabrielle Roy, Alexandre Chenevert (Montreal: Beauchemin 1973 (19541),307. Toutes nos references et citations renvoient acette edition. 3 Voir Georges-Andre Vachon, 'L'espace politique et social dans Ie roman quebecois,' Rec11erches sociograplziques 7:' 3 (1966), 259-79, en particulier p 268 ou la solitude et la rnaladie sont associees aune epreuve proprement urbaine. 4 Agnes Whitfield, 'Alexandre Chenevert: cercle vicieux et evasions manquees,' Voix et images du pays 8 (1974), 107-25. ' 5 Nous empruntons ce terrne aMarc Angenot qui s/en sert pour illustrer Ie 'typique ethnique' vehicule par le discours journalistique fran.;ais ala fin du dix-neuvieme siecle. Cf Marc Angenot, 1889: Un etat du discours social (Longueui1: Le Preambule 1989),270-2. 6 Simon Hare!, Le Voleur de pareours: identite et cosmopoiitisme dans In iitterature quebecoise contemporaine (Longueuil: Le Preambule 1989),39-40. 7 Shek,196. 8 Pour une etude plus approfondie des effets ideologiques de la rhetorique 574 JOZEF KWATERKO duplessiste voir Pierre Popovic, La Contradiction du poeme: poesie et discours social au Quebec de 1948 it 1953 (Candiac: Balzac 1992), 127 et ssq. 9 Voir en particulier les pages 148-9 et 189. . 10 Ainsi que dans cette scene, par ailleurs tres proche de celie d'Alexandre Chenevert, ou la confusion avec la foule des etrangers signifie l'etape a franchir dans la quete identitaire du heros: 'J'enfilai Ie corridor, traversai la salle des Pas-Perdus. Dne fouie d'etrangers, de Hongrois ou de Japonais, je ne saurai dire. En tous cas, aucun d'eux n'avait remarque les clochers. Je n'eus pas de mal apasser inaperc;u. Je sortis du Palais comme un immigrant de la gare Windsor. Ma vie recommen~ait azero. [,.,] Ie n'arretais pas de dire: "Sorry Sir" ames nouveaux concitoyens, tous des Anglais,' Jacques Ferron, La Nuit (Montreal: Patti pris 1965), 73. 11 Hubert Aquin, 'La fatigue culturelle du Canada franc;ais,' dans Blocs erratiques (Montreal: Quinze 1977), surtout 85 et ssq. ...

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