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  • In memoriamMichel Crozier (1922-2013)
  • Jacques Lautmanlautman@mmsh.univ-aix.fr (bio)

Né en 1922 dans la Marne, Michel Crozier est décédé le 23 mai 2013. Il était l’un des rares sociologues français ayant une expérience des Etats-Unis en dehors du monde des grandes universités américaines et il est certainement celui qui a le plus influencé les analyses de la société française produites par des européanistes américains de sa génération, Stanley Hofmann, Jesse Pitts, Lawrence Wylie et quelques autres.

A la sortie de la guerre, il fréquente un moment un milieu intellectuel proche des Temps Modernes mais s’en écarte assez vite, ayant obtenu une bourse du Commissariat général du Plan, alors soucieux d’ouverture et de comparatisme, pour produire une étude des syndicats et du système des négociations sociales des Américains. Il rencontre nombre de figures de l’UAW et de l’AFL-CIO, visite des usines, a quelques rendez-vous avec des chefs d’entreprise ou leur entourage et se lie d’amitié avec quelques sociologues, notamment Daniel Bell et Nicholas Wahl. Il en rapporte son premier livre1.

Il est recruté chercheur au CNRS (où il fera toute sa carrière) et, dans les années 1950, fait partie, avec Jean-Daniel Reynaud et Alain Touraine des jeunes à qui Georges Friedmann veut donner vite leurs chances. Il conduit les enquêtes qui aboutiront au bel article « Classes sans conscience2, » et sa thèse secondaire Le monde des employés de bureau3. Cependant ce sera Raymond Aron qui, au Centre de sociologie européenne, tout récemment créé avec le concours de la Fondation Ford4, lui permettra entre 1960 et 1962 de réunir une petite équipe. L’arrivée envahissante de Pierre Bourdieu le pousse à prendre son indépendance et à demander rapidement la reconnaissance du CNRS pour le Centre de sociologie des [End Page 5] organisations5 alors installé dans le même petit immeuble que le Club Jean Moulin devant lequel Crozier rode l’exposé des points forts du Phénomène bureaucratique6, dont il achève l’écriture.

A 41 ans, il est beau, il a du charme, le sait et a réussi à faire de la lenteur naturelle un peu excessive de son élocution un philtre de séduction très efficace, même devant des auditoires fournis. Il a déjà été un an membre invité de l’Advanced Research Institute in Behavioral Sciences de Stanford. Il est à peu près l’intellectuel de référence d’un Club Jean Moulin qui, avec à sa tête Jean Ripert, commissaire général adjoint du Plan, et l’éditorialiste Georges Suffert, s’est quelque peu éloigné de la tentation combative de 1959. Bientôt le Phénomène bureaucratique sera le best-seller de tous les hauts fonctionnaires et de la partie pensante de la classe politique. Il se voit reconnu et a surmonté les réticences des collègues sociologues du CNRS, anciens résistants, qui appréciaient peu qu’il se soit soumis en 1942 à la réquisition du STO7.

La soutenance en Sorbonne en 1964 est pour lui une épreuve cruelle ; il ne s’attendait pas à entendre de Friedmann quelques regrets, moins encore à être réduit à quia par Raymond Aron soulignant, à l’adresse de l’auditoire autant ou plus qu’à celle de l’impétrant, une contradiction entre la belle rigueur du modèle organisationnel et la généralisation culturaliste de la dernière partie. Il avait certainement pensé qu’Aron ne lui appliquerait pas sa règle pourtant claire et connue : ce sont les très bonnes thèses qui méritent d’être discutées ; les autres sont à traiter avec une bénigne indulgence. Meurtri, il s’est refusé à reconnaître la très réelle estime d’Aron largement exprimée et qui lui fut rapportée.

L’échec, provoqué par les centristes catholiques, d’une candidature de Gaston Defferre à l’élection présidentielle de 1965 tue le Club Jean Moulin qui s’y était impliqué et, pour un temps...

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