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  • Un individualisme raisonnable de part et d'autre de l'Atlantique
  • Michel Forsé (bio)

Faire société suppose de s'accorder sur des valeurs, mais il y a au moins deux grandes façons d'envisager un tel accord. Il peut tout d'abord exister un consensus autour d'une conception du bien au sein d'une société donnée. C'est ce que l'on peut appeler la cohésion sociale à la manière des Anciens. La justice (sociale) n'est certes pas ignorée (quelle société pourrait d'ailleurs s'en passer ?), mais elle apparaît comme un dérivé du bien. Il y a en somme priorité du bien sur le juste. Le sujet est dans ces conditions fondamentalement hétéronome ; d'une manière ou d'une autre, il apparaît comme soumis à une transcendance qui s'impose à lui et lui dicte ce qui est ou devrait être sa « vraie » nature. Même si la religion est fréquemment le medium de cette conception partagée du bien, ce n'est nullement indispensable et il y a en réalité de nombreuses manières de décliner la priorité du bien sur le juste. L'éthique de la vertu, l'utilitarisme ou le communautarisme en sont quelques exemples. C'est d'ailleurs pourquoi, s'il est vrai que cette priorité caractérise les sociétés anciennes ou traditionnelles, elle n'en est pas l'apanage d'un strict point de vue empirique. Sans définir l'essence d'une société moderne, elle peut s'y retrouver à l'œuvre sous une forme ou une autre. Il ne s'agit donc pas ici seulement d'empiricité mais aussi, pour le dire à la manière de Max Weber, de type idéal.

Selon cet idéal, le passage à la modernité consiste tout simplement à inverser le rapport de priorité entre bien et juste, pour donner, devant le bien, la préséance à ce que tous s'accorderaient à considérer comme juste. La modernité ne cherche en effet pas à réduire la [End Page 159] pluralité des conceptions du bien au nom d'une seule d'entre elles. Elle accorde au contraire à chacun la liberté de penser et se fonde ainsi sur un sujet autonome, c'est-à-dire libre co-auteur des lois, normes ou règles auxquelles il se soumet. Au-delà des progrès de la division du travail et de ses conséquences sur les formes de la cohésion sociale, Emile Durkheim (1893, p. 382) l'a bien remarqué et y insiste de manière on ne peut plus claire dans De la division du travail social : « De même que les peuples anciens avaient, avant tout, besoin de foi commune pour vivre, nous, nous avons besoin de justice [...] ».

Certes, dans les sociétés modernes, des désaccords axiologiques importants et durables ont généralement cours. Cependant, dans le cadre d'une priorité accordée au juste, l'essentiel n'est pas de tout faire pour se ramener au partage des mêmes valeurs, mais au contraire d'accepter un pluralisme des conceptions raisonnables du bien. Autrement dit, il s'agit de reconnaître qu'autrui peut a priori être raisonnable même lorsqu'il n'a pas les mêmes valeurs (Rawls, 1971). Cette attitude est en grande partie responsable du degré de cohésion sociale (Forsé, Parodi, 2009) s'établissant en dépit de différences axiologiques persistantes.

Parmi les questions que peut soulever cette théorie, il en est une qui peut être jugée particulièrement importante aujourd'hui : comment ce cadre d'ensemble est-il compatible avec la progression de l'individualisme que l'on observe indéniablement dans les sociétés contemporaines ? Cette progression tient-elle en échec cette thèse du rôle du raisonnable ? Tout dépend en réalité de la manière dont on envisage cet individualisme. Ou bien il concourt à une indépendance accrue en vertu de laquelle chacun affirme de plus en plus ses valeurs face à celles des autres, un peu comme on décline son identité, ou bien il est encadré par le raisonnable. Comme il...

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