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  • L'inquiétude individualiste.Narcisse ou la crise du self américain
  • Alain Ehrenberg1 (bio)

America, under the jurisdiction of the Archais, or Spirit of Personality, produced autonomous modern individuals with all the giddiness and despair of the free, and infected with hundred diseases unknown during the long peasants epochs.

Saul Bellow, Humboldt's Gift, Penguin Books, 1996 [1975], p. 292.

Je vais partir d'une idée qui traîne partout dans la sociologie et la psychanalyse depuis les années 1970.

Aux environs de 1970 s'impose l'idée que l'homme public décline au profit de l'homme privé. En conséquence, la société se trouve envahie par le moi des individus et les liens sociaux perdent de leur force. Cette idée du déclin a trouvé un matériau électif dans une classe de pathologies mise en relief par les psychanalyses britannique et américaine à partir des années 1940 : les pathologies narcissiques et limites. Elles forment le groupe des névroses de caractère. Ces névroses sont caractérisées par une désorganisation des personnalités qui n'existait pas dans les névroses « classiques », dites de transfert (hystérie, obsession, phobie), et par des problématiques de la perte qui prennent le pas sur celles du conflit. Si dans les névroses de transfert, c'est plutôt le surmoi qui est en cause, dans ces névroses, c'est plutôt l'idéal du moi qui est le véhicule du mal. L'atteinte à l'estime de soi et aux bases de la personnalité en est un trait majeur. Les psychanalystes considèrent que la plupart des patients d'aujourd'hui, en libéral comme en institution, en relèvent. Ils ont tendance à penser qu'ils ont moins affaire à une clinique de la répression et de l'interdit, celle des névroses de transfert, et plus à une clinique de l'idéal, celle des névroses de caractère. [End Page 125]

À partir de cette classe de pathologies, deux sociologues américains, Richard Sennett avec The Fall of Public Man en 19772 et Christopher Lasch avec The Culture of Narcissism en 19793, lancent l'idée que l'individu est devenu narcissique. La candidature de ce concept psychanalytique à son élection comme concept sociologique a depuis lors été acceptée avec une belle unanimité : un large consensus moral, social et politique sur l'individualisme s'est forgé pour affirmer qu'Œdipe à laissé sa place à Narcisse.

Sennett et Lasch ont soulevé une question à partir de ces pathologies : faisons-nous face à une transformation de l'individualisme qui se retourne contre la société et contre l'individu lui-même ? En France, où l'on ne parle que de souffrance sociale, de malaise dans la société, de délitement du lien social, de société de défiance, de peur du déclassement, cette question nous poursuit. Ces pathologies polarisent l'aspect destructeur de l'individualisme. Elles offrent un terrain privilégié au thème tocquevillien de la déliaison sociale.

Je vais décrire cette transfiguration sociologique de la notion psychanalytique de narcissisme dans le contexte américain à deux niveaux. Au niveau sociologique, je l'aborde comme un récit qui met en scène des tensions propres à l'individualisme américain. Il s'agit donc moins de s'intéresser à la vérité ou à l'erreur de ce récit qu'à son succès. Celui-ci me semble résider dans l'ancrage du narcissisme au sein d'un type de rhétorique que l'historien de la littérature Sacvan Bercovitch a appelé la « jérémiade américaine »4. En revanche, au niveau épistémologique, c'est-à-dire comme instrument d'analyse, je critiquerai ce récit parce qu'il relève d'une sociologie individualiste, qui reste prisonnière de l'opposition entre l'individu et la société, et non d'une sociologie de l'individualisme, qui transcende cette opposition. Ce type de récit fait partie de ce que j'appelle l'équation individualiste : « montée de l'individualisme = déclin de la société », ou de...

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