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  • Bentham, Stuart Mill et la santé publique
  • Jean-Pierre Cléro (bio)

« La peste comme forme à la fois réelle et imaginaire du désordre a pour corrélatif médical et politique la discipline. Derrière les dispositifs disciplinaires, se lit la hantise des « contagions », de la peste, des révoltes, des crimes, du vagabondage, des gens qui apparaissent et disparaissent, vivent et meurent dans le désordre ».

Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 231.

« Their claim to have nearly all medical opinions on their side is showing itself to be utterly futile ».

Stuart Mill, Collected Works, vol. XVII, p. 1707.

L'utilitarisme, dès ses deux premières générations, à commencer par celle de Bentham, suivie par celle de Stuart Mill qui a parfois rudement pris ses distances à l'égard de la première, ne pouvait manquer de mettre en place la notion de santé publique. Comment le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, même si la formule ne précise guère s'il s'agit du plus grand nombre d'hommes ou d'individus, pouvait-il éviter de passer, conformément d'ailleurs à un cheminement dont on trouve les prémices chez Descartes et chez Leibniz, par la félicité des esprits et la santé des corps, si tant est que l'on puisse aisément distinguer l'esprit du corps, séparer facilement les corps entre eux, différencier les esprits entre eux ? Bentham, dans le sillage de la pensée leibnizienne, même s'il n'évoque pas directement celle-ci, et dans le droit fil d'un idéal qui se fait jour à l'époque des [End Page 113] Lumières, par exemple à travers la généralisation de la pratique de l'inoculation pour lutter contre de dangereuses maladies contagieuses, charge, sans état d'âme, l'Etat, de la santé publique, en organisant dans le détail un ministère pour son traitement. Or, Stuart Mill, qui n'est pas hostile — loin de là — à l'idée de santé publique et qui la considère, à la façon de Bentham, comme un devoir d'Etat, en voit et en exprime les dangers dans les années 1860-1870, en dénonçant quelques-unes de ses équivoques, non sans créer les divisions et les tiraillements qui traversent encore les politiques de la santé aujourd'hui dans les démocraties occidentales, lesquelles écrivent des lois pour fixer les règles générales du jeu, mais aussi laissent une place à l'éthique qui circonscrit, dans un domaine juridiquement encadré, des espaces de tractations plus libres et plus autonomes entre les patients et les médecins. Ces bulles de liberté dans l'espace le plus soigneusement encadré qu'il se peut entraînent des contradictions.

Il est étonnant que, à cent cinquante ans de distance, nous repérions, dans les positions de Stuart Mill, un certain nombre de débats qui sont encore les nôtres ou dont la traduction dans les termes de la médecine moderne, celle des greffes, des fécondations in vitro, des appareillages complexes, des imageries et des chirurgies sophistiquées, ne paraît pas très difficile à faire. Conformément à la première vague des Droits de l'homme, qui s'attachait -plus idéalement que réellement, il est vrai1 — à garantir les droits de l'homme et du citoyen contre un absolutisme d'Etat toujours menaçant et prêt à reparaître, Stuart Mill invoque et crée à la fois, contre les droits de l'Etat, des droits de l'individu, même quand cet individu est un ou une prostitué(e). Tout individu, fût-il le plus humble, a droit de mener sa vie comme il l'entend, la santé faisant éminemment partie des buts qu'il se donne ou qu'il se refuse à luimême ; mais aussi, par son attitude, même si elle n'est pas agressive à l'égard d'autrui, un individu qui refuse de se soigner peut porter préjudice aux autres : jusqu'à quel point et par quelle instance la collectivité peut-elle le contraindre aux soins, si cette contrainte a le moindre...

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