University of Toronto Press

« Messieurs, je viens déposer sur le bureau de l'Assemblée le rapport fait au nom de la commission nommée pour examiner la question de la révision de la constitution. » C'est en ces termes que, le 8 juillet 1851, le député de la Manche Alexis de Tocqueville commence la lecture d'un rapport parlementaire qui, dans sa conclusion, conseille aux représentants de la nation l'élection d'une constituante afin de procéder à une révision d'ensemble de la constitution de la deuxième république. Si l'Assemblée législative accède à cette demande, une des possibilités ouvertes par la révision sera de permettre à Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République en exercice depuis le 20 décembre 1848, de briguer en toute légalité un nouveau mandat à l'issue du premier. A priori, il peut sembler étonnant de rencontrer Tocqueville dans ce rôle de promoteur de la cause révisionniste. Effectivement, c'est lui qui, lors de la rédaction du projet de constitution, en juin 1848, avait défendu la règle de non rééligibilité immédiate du président sortant. A l'époque, il voyait en elle un instrument de liberté et de moralité publique. Instruit par l'exemple américain, il pensait que cette règle éviterait au pays l'électoralisme présidentiel de fin de premier mandat et ses pratiques corruptrices. Cette règle était devenue, dans la constitution républicaine du 4 novembre 1848, une partie de l'article 45 consacré à l'élection du président : « Le président de la République est élu pour quatre ans, et n'est rééligible qu'après un intervalle de quatre années ». Alors pourquoi souhaite-t-il l'abandon de cet article [End Page 185] seulement trois ans après s'en être fait le promoteur ? Autre motif d'étonnement, Tocqueville est un adversaire déclaré du parti bonapartiste et de son chef. De Louis-Napoléon Bonaparte, il ne pense que du mal. Ainsi, il écrit de lui au général Lamoricière que c'est « un homme qui est aussi ingouvernable qu'incapable de gouverner1 » et à son ami Corcelle qu'il n'y a rien à espérer de lui « qu'un gouvernement misérable, s'il n'est pas détestable2 ». Sur l'échiquier politique, Tocqueville se situe dans le camp de l'orléanisme. Et, à l'intérieur de ce camp, il appartient à l'aile modérée. Bref, il n'est ni à droite ni à gauche. Pour la France, il rêve d'une monarchie constitutionnelle associée à un régime parlementaire. Or, le futur Napoléon III rêve quant à lui de césarisme plébiscitaire. Alors, comment expliquer que l'auteur de De la démocratie en Amérique veuille voir le prince-président rester quatre ans de plus à l'Elysée ? Si Tocqueville s'engage en faveur de la révision, en dépit de ce qui vient d'être souligné, c'est qu'il est persuadé que la République court un danger mortel et que la seule façon, peut-être, de la sauver consiste à abroger la règle de non-rééligibilité immédiate du président. Mais sur quoi fonde-t-il cette analyse ? Et surtout, pourquoi, lui un monarchiste, tient-il autant à stabiliser le régime républicain ?

« Il Fallait Lui Donner un Avenir Régulier, pour Qu'il N'en Cherchat pas un Irrégulier »

Très vite, la constitution républicaine a révélé ses contradictions. Dès les premiers mois de 1849, il semble évident que le président Louis-Napoléon Bonaparte, non seulement, n'a pas l'intention de se laisser enfermer par l'Assemblée dans un rôle de potiche, mais, en plus, projette de se maintenir au pouvoir au-delà de l'échéance électorale de 1852. Mais l'article 45 est là qui fait barrage à son ambition. On peut alors craindre, vue son expérience de conspirateur et son antiparlementarisme foncier, qu'il passe outre et se maintienne illégalement au sommet de l'Etat. Pour ce faire, il a deux possibilités : soit une élection inconstitutionnelle, soit un putsch militaire. Pour Tocqueville, qui porte sa part de responsabilité dans les problèmes de la constitution3, il faut éviter ce scénario-catastrophe qui replongerait le pays dans le cycle révolutionnaire, puisqu'au coup de force bonapartiste répondrait inévitablement la résistance montagnarde. « Je compris – écrit-il – qu'il fallait subordonner tous les buts secondaires au principal qui était d'empêcher le renversement de la République et surtout de prévenir l'établissement de la monarchie bâtarde de Louis-Napoléon [End Page 186] 4. » La révision de la constitution lui paraît être la solution la moins mauvaise au problème. Tocqueville n'est pas favorable à une « petite » révision qui ne modifierait que l'article 45 car il est d'avis qu'il ne faut pas limiter le mandat d'une assemblée constituante. La limitation est à la fois illégitime et dangereuse. En même temps, il est opposé à une « grande » révision qui substituerait la Monarchie à la République car il pense que le pays ne souhaite pas encore un tel changement. Bien sûr, la révision, telle qu'il l'envisage, assurera la réélection du prince-président. Celle-ci ne fait aucun doute tellement la popularité de Louis-Napoléon est grande. Mais c'est un moindre mal puisque cela permet de sauver le régime qui divise le moins les Français. Pour Tocqueville, la révision peut préserver la République de deux manières. D'une part, grâce à un effet de cliquet : « le président ne gagnera pas de force par la durée du pouvoir et, après un nouveau terme de quatre ans, il sera moins en état qu'aujourd'hui de devenir empereur, tandis que les populations se seront habituées à la forme républicaine5. » D'autre part, grâce à un effet de concurrence : s'il est possible d'opposer à Louis-Napoléon Bonaparte un candidat de valeur à l'élection de mai 1852, alors « il arrivera du moins modestement, avec une majorité raisonnable de façon à ce que, s'il continue à être notre chef, il y a fort à parier qu'il ne deviendra pas notre maître6. » De cette façon, Tocqueville compte éviter de réitérer le scénario de l'élection présidentielle du 10 décembre 1848. Louis Napoléon Bonaparte qui avait alors écrasé ses adversaires, s'était retrouvé en position de force face au pouvoir législatif. Mais encore faut-il trouver un candidat capable d'atténuer la victoire du président sortant. Pourquoi pas le prince de Joinville, le troisième fils de Louis Philippe ? Cela étant dit, pourquoi Tocqueville, qui rappelle souvent dans ses écrits n'avoir « ni une grande confiance ni une grande estime pour la forme républicaine », veut-t-il sauver la République ? Tout d'abord, parce qu'il est légaliste. A aucun prix, il ne veut violer la Constitution. « Je suis, écrit-il à Dufaure peu de temps avant le coup d'Etat, de ceux qui soutiennent les lois de leurs pays et non de ceux qui les renversent7. » Ensuite, parce que c'est un libéral. A ses yeux, il ne fait aucun doute que la République, à condition qu'elle soit « honnête et modérée », ce qui est à son avis le cas depuis février 1848, garantit mieux la liberté que le césarisme impérial ou que le socialisme montagnard. Enfin, Tocqueville est un républicain de tête. Il faut entendre par là qu'il est réaliste. « Je voulais la maintenir (la République) parce que je ne voyais rien de prêt, ni de bon à mettre à [End Page 187] la place8. » La fusion dynastique, qui a bien sûr ses faveurs, a échoué et le parti bonapartiste demeure minoritaire dans les élites politiques. Pour un certain temps encore, la France se trouve de fait dans l'impossibilité de s'accorder sur autre chose que la République. Sûr de son analyse et voulant sincèrement stabiliser le régime en place, Tocqueville va se lancer dans le combat pour la révision. C'est un combat qui s'annonce difficile car il faut convaincre à la fois le chef de L'Etat et le pouvoir législatif.

« L'intérêt Bien Entendu du Président Serait de Travailler à Rendre sa Réélection Légalement Possible »

Tocqueville a commencé courant 1849, c'est à dire très tôt, à aborder directement avec le président de la République la question de la révision constitutionnelle. A cette époque, il est ministre des Affaires étrangères dans le second gouvernement Barrot (juin-octobre 1849). C'est un poste qui lui offre des occasions régulières de s'entretenir avec Louis-Napoléon Bonaparte. Il a déjà compris deux choses de lui : il n'est ni le « crétin » ni « l'écervelé » qu'estiment ses adversaires et c'est un danger réel pour le pays. On connaît, grâce à ses Souvenirs, les paroles qu'il adresse alors au prince-président pour le gagner à l'idée révisionniste. Les voici : « Je ne vous servirai jamais à renverser la république ; mais je travaillerai volontiers à vous y assurer une grande place, et je crois que tous mes amis finiront par entrer dans le même dessein. La constitution peut être révisée. L'article 45, qui prohibe la réélection du président, peut-être changé. C'est là un but que nous vous aiderons volontiers à atteindre. ». Toujours dans ses Souvenirs, Tocqueville signale que lors de ces discussions sur la révision, le président l'écoutait avec attention et semblait en accord avec lui. C'est sans doute vrai car, à cette date, Louis-Napoléon Bonaparte n'a pas encore abandonné l'idée de se maintenir au pouvoir légalement. Soit parce qu'il croit la révision de l'article 45 possible, soit parce qu'il ne se sent pas encore assez fort pour mener l'action violente préconisée par son entourage. La preuve en est d'ailleurs qu'à l'été 1850, en déplacement en province, il invite ouvertement la population à exiger de ses représentants qu'une révision de la constitution permette au président de solliciter le renouvellement de son mandat. La campagne pour l'abrogation de l'article 45 est ainsi lancée. Dans un premier temps, la consigne est donnée aux préfets d'inciter les conseils généraux à voter des vœux en faveur de la révision. Résultat : sur 83 départements, 52 émettent des [End Page 188] vœux révisionnistes. Ce n'est pas le plébiscite espéré par le président. Il faudra donc poursuivre l'œuvre de persuasion. Dans un deuxième temps, le 12 novembre 1850, c'est Louis-Napoléon Bonaparte luimême qui, dans un message à l'Assemblée nationale, exprime son souhait d'obtenir des parlementaires cette révision constitutionnelle. Enfin, au printemps 1851, la campagne pétitionnaire est relancée. Mais cette fois-ci, un comité central de révision de la constitution met en branle un pétitionnement des citoyens. Les pétitions, au nombre de 13 247, recueillent 1 123 625 signatures soit presque 15% de l'électorat. C'est un score important qui va, cette fois-ci, obliger les députés à se saisir du problème. C'est au même moment qu'une nouvelle occasion est offerte à Tocqueville de plaider devant l'hôte de l'Elysée la cause révisionniste. Le prince-président, qui a pour lui une réelle sympathie, l'a convoqué le 15 mai pour connaître ses réflexions sur la double échéance de 1852. Au cours de cet entretien, dont les détails sont aussi rapportés dans ses Souvenirs9, Tocqueville argumente avec beaucoup de conviction contre les voies illégales par lesquelles Louis-Napoléon Bonaparte pourrait se maintenir au pouvoir. Pour persuader son interlocuteur, il n'hésite pas à pronostiquer les pires conséquences d'un coup d'Etat : « si vous y avez recours non seulement vous jetterez le pays dans une grande crise, mais vous vous jetterez vous-même dans une aventure où vraisemblablement vous succomberez. ». Croit-il à ses prévisions ou bluffe-t-il ? Compte-t-il de cette façon semer le doute et la crainte chez l'ancien prisonnier du fort de Ham ? Toujours est-il qu'après trois quart d'heure de conversation, il quitte le président avec le sentiment de ne pas l'avoir convaincu. « Mes impressions sont : Qu'il est loin d'avoir renoncé à faire un coup d'Etat à lui seul. Qu'il envisage assez volontiers le coup d'Etat populaire de sa réélection et le considère comme une des meilleures issues, ... ». Il faut dire qu'au printemps 1851, le vent a tourné. Louis-Napoléon Bonaparte est désormais plus fort : le peuple le soutient, le ministère est à ses ordres et l'armée vient de basculer de son côté à la suite de la révocation du général Changarnier. Bref, il peut rester au pouvoir en dépit de l'article 45. Mais tant que l'Assemblée nationale n'a pas rejeté la révision, Tocqueville conserve l'espoir de le garder dans la légalité républicaine. [End Page 189]

« Nous Avons Entrepris de Sauver la République Avec des Partis Qui ne L'Aiment Point »

En vertu de l'article 111 de la charte fondamentale, c'est à l'Assemblée nationale de décider du sort de la révision. C'est donc surtout elle qu'il faut convaincre. Là aussi, Tocqueville est à la pointe de l'action. D'abord, dès 1849, il plaide en faveur de l'idée révisionniste auprès de ses amis députés. Plus tard, au début du mois de juin 1851, il candidate pour être membre de la « Commission chargée d'examiner les propositions sur la révision de la Constitution » et est élu sans difficulté. Cette commission a été créée en réponse au dépôt sur le bureau de l'Assemblée nationale, le 31 mai, d'une proposition de révision signée par 233 députés ; des bonapartistes bien sûr, mais aussi des légitimistes et des orléanistes « fatigués de la lutte » selon les mots de Marx10. La vaste campagne de pétitionnement déjà mentionnée a donc porté ses fruits. La commission qui est composée de quinze membres, pour la plupart révisionnistes, se met à l'ouvrage le 10 juin. Le 25, Tocqueville en devient, à sa demande, le rapporteur. Il voulait cette place stratégique parce qu'il se jugeait le plus capable de démontrer aux républicains modérés la nécessité de la révision constitutionnelle. Mais étaitil vraiment l'homme de la situation ? On sait que plusieurs de ses éminents collègues en doutaient. Avec quelques bonnes raisons d'ailleurs. En effet, le représentant de la Manche à l'assemblée nationale est, en 1851, un homme politiquement isolé et physiquement affaibli par la maladie En outre, c'est un piètre orateur. Toujours est-il que, le 8 juillet, à l'issue de onze séances de travail, les commissaires adoptent leur rapport11. Le même jour, il est lu par Tocqueville à la tribune de l'Assemblée. Quelles sont ses recommandations ? D'abord, qu'il faut réviser la Constitution pour éviter au pays une crise politique majeure. Ensuite, que la révision doit être totale et non pas limitée au seul article 45. Par ailleurs, que l'Assemblée législative ne doit pas prescrire à la future Constituante l'obligation de réviser dans un cadre politique déterminé, à savoir républicain ou monarchiste. Pour finir, qu'en cas de rejet de la révision, l'actuelle constitution doit être « invariablement et universellement obéie ». Le rapport de la commission de révision a-til quelque chance d'être adopté par l'Assemblée ? A vrai dire, il n'en a aucune. Car non seulement la procédure de modification de la constitution est particulièrement lourde et complexe12, mais en plus [End Page 190] de cela aucun effort n'a été fait pour obtenir le soutien, absolument nécessaire, des républicains modérés. Autrement dit, aucune garantie ne leur a été donnée quant à l'avenir du régime. Au cours des travaux de la commission, Tocqueville avait pourtant soulevé le problème et émis deux idées susceptibles de gagner les quatre-vingt députés républicains modérés à la cause révisionniste. Il avait suggéré que l'Assemblée nationale, d'une part, donne consigne à la Constituante de réviser le texte de 1848 dans le sens républicain et, d'autre part, s'engage à abroger, avant la révision, la loi réactionnaire du 31 mai 1850 qui avait éliminé du corps électoral les classes populaires. Mais ces propositions, en mesure de changer la face du vote, n'avaient pas eu de suite. A partir du 14 juillet, les députés vont débattre abondamment du projet de révision. C'est l'occasion d'un affrontement entre les ténors du parlement (Berryer, Duprat, Falloux, etc.). Fatigué et sans illusion quant à l'issue des débats, Tocqueville, lui, ne prend presque pas la parole. Le 19, le vote a lieu. La révision est majoritaire, mais sans obtenir les ¾ des suffrages exprimés qu'exige l'article 111. Elle est donc repoussée. 446 députés l'ont approuvée, il en fallait au minimum 543. Ont voté pour la révision : les bonapartistes, les légitimistes et une fraction des orléanistes. On retrouve ici le parti de l'ordre, mais quelque peu affaibli. Il y a eu 278 votes contre. Ce sont ceux des républicains modérés, des montagnards et des orléanistes intransigeants comme Thiers, de Rémusat ou Changarnier. Si les deux premières forces politiques ont repoussé la révision, c'est parce qu'elles la jugent contraire à l'existence de la République. Par contre, c'est parce qu'elle lui semble s'opposer à ses espérances monarchiques que la troisième ne l'a pas souhaitée. Le projet de révision refusé, le sort de la République est scellé. Et ce n'est pas le nouveau pétitionnement des conseils généraux, organisé pendant le mois d'août, qui changera la donne. Place alors à d'autres scénarios : le départ de Louis-Napoléon Bonaparte ? Inimaginable. Ce sera donc soit sa réélection par un coup de force populaire le deuxième dimanche de mai 1852, soit le coup d'Etat au moment, sur le terrain et avec les moyens qu'il jugera opportuns. [End Page 191]

« Quelque Sombres que Fussent Mes Prévisions, L'Événement les a Dépassées »

Ce fût le coup d'Etat. Dans la nuit du 1 au 2 décembre, Louis-Napoléon Bonaparte, prétextant un complot de l'Assemblée nationale et un risque de république rouge aux législatives d'avril 1852, viole son serment du 20 décembre 1848 de « rester fidèle à la République démocratique, une et indivisible ». L'état de siège est décrété dans la capitale, soixante-dix-huit personnalités sont arrêtées, l'Assemblée nationale est dissoute ainsi que le Conseil d'Etat, le suffrage universel est rétabli et une nouvelle constitution est annoncée. C'est la fin, de fait, de la deuxième république. Même s'il avait surtout envisagé le scénario de la réélection illégale, le coup d'Etat ne surprend pas Tocqueville. C'est ce qu'il dit dans une lettre datée du 14 décembre 1851 et adressée au maire de son village normand : « Quant à l'événement lui-même, il était renfermé en germe dans la révolution de Février, comme le poussin dans l'œuf. Du moment où l'on a vu apparaître le socialisme, on a dû prévoir le règne du sabre. L'un engendrait l'autre13. » C'est la Révolution qui n'en finit pas. Mais comment a-t-il réagi au « crime » ? D'abord, et dès le matin du 2 décembre, il participe, avec 217 de ses collègues députés, essentiellement des élus de la droite modérée, à une réunion improvisée visant à mettre sur pied la résistance légale du parlement. Cette réunion a lieu à la mairie du dixième arrondissement puisque le Palais-Bourbon est occupé par la troupe. Aux cris répétés de « Vive la République ! », les députés réunis votent la destitution du président de la République pour haute trahison (article 68 de la constitution), réquisitionnent la dixième légion de la Garde Nationale, donnent l'ordre à l'armée de Paris de se mettre à la disposition de l'Assemblée, nomment le général Oudinot à sa tête, commandent aux directeurs de prison de libérer les seize députés arrêtés la nuit précédente et haranguent la foule réunie devant l'édifice. Mais cette tentative de résistance, qui ne s'accompagne pas d'un appel aux armes, fait long feu. Vers 15 heures, la police et l'armée arrêtent sans difficulté les représentants opposés au coup d'Etat et les conduisent, en colonne par deux, à la caserne d'Orsay. Tocqueville et ses collègues resteront emprisonnés jusqu'au 4 décembre au matin. Le 5, Louis-Napoléon Bonaparte transmettra ses excuses à son ancien ministre, que celuici refusera. Mais l'action de Tocqueville contre le coup d'Etat n'en reste pas là. Le 11 du même mois, il s'adresse à l'opinion publique anglaise [End Page 192] en publiant dans le Times un long article dans lequel il dément la version officielle du coup d'Etat. Ce texte, anonyme pour des raisons évidentes de sécurité, comporte trois parties. La première démontre, faits à l'appui, que l'Assemblée nationale n'a jamais conspirée contre le président, mais qu'au contraire elle a joué la modération envers lui « jusqu'aux confins de la faiblesse ». La deuxième fait état, sur un ton dramatique, de la résistance parlementaire du matin du 2 décembre, des décisions qu'elle prit et du mauvais traitement qu'elle subit en retour (les menaces, les voitures cellulaires, les prisons…). La dernière partie de l'article énumère « les crimes publics » commis par le nouveau régime contre les libertés individuelles, la presse et les opposants, et dénonce en conséquence l'illusion du plébiscite à venir (21 et 22 décembre). Tocqueville conclut son texte en appelant le peuple anglais, qu'il qualifie de « grand jury de l'humanité en matière de liberté », à réprouver le régime né du coup d'Etat. Mais sans succès car l'Angleterre voit plutôt d'un bon œil l'établissement en France d'un pouvoir fort. Au début de l'année 1852, considérant qu'il avait fait tout son possible pour préserver la légalité et la liberté dans son pays, Tocqueville décide de mettre fin momentanément à sa carrière politique.

« Il N'y a Rien à Faire pour Nous, Jusqu' à ce que L'Esprit Libéral Renaisse en France »

Pourquoi cette retraite ? Bien évidemment, il n'est pas question pour lui de rallier le camp du vainqueur. Attitude cohérente de la part de celui qui a tout fait pour empêcher le coup d'Etat et qui, par ailleurs, place sa réputation de libéral bien au dessus du pouvoir et de ses privilèges. Déception sans doute pour Louis-Napoléon Bonaparte qui aurait apprécié de se voir cautionné par une personnalité politique et académique aussi éminente. Mais Tocqueville n'envisage pas plus une carrière d'opposant, tellement il est convaincu que le régime né du 2 décembre durera. A quoi bon se battre, juge-t-il, puisque les Français ont abandonné pour un long moment le goût de la liberté ? Il souhaite même, en pédagogue de la démocratie, que la nation subisse assez longtemps le despotisme bonapartiste « pour être amenée à désirer quelque chose de mieux et pour comprendre que le bien-être même, après lequel on court, ne s'achète point par le sacrifice de la liberté et de la dignité14. » Tocqueville décide donc de se tenir à l'écart de la vie politique et cela « aussi longtemps que les institutions représentatives, je dis les vraies et les saines, ne seront pas [End Page 193] rétablies. ». Mettant ses convictions en pratique, le 29 février 1852, il ne candidate pas à l'élection du Corps législatif et le 29 avril de la même année, il démissionne du Conseil général de la Manche après avoir refusé de prêter serment au nouveau régime. Malgré les pressions de ses compatriotes normands, il refuse de se représenter aux élections cantonales des 31 juillet et 1er août 1852. Ne détenant plus aucun mandat, fâché avec le pouvoir, déçu du ralliement de certains de ses proches à la république consulaire (ex : son frère Edouard) et coupé moralement de ses contemporains, Tocqueville retourne à la vie privée. « Je n'ai donc rien de mieux à faire pour le moment que de me retirer à l'écart et d'écrire15 ». A quarante sept ans, l'auteur de De la démocratie en Amérique ambitionne à nouveau de s'illustrer dans la littérature politique. Depuis longtemps, il a en tête la rédaction d'un ouvrage sur la révolution française. Il se met au travail au mois de décembre 1853. Le 16 juin 1856, paraît L'Ancien régime et la révolution. Le livre est tout de suite un grand succès de librairie. Pour son auteur, c'est d'abord un signe encourageant pour la vie politique française : « Ce succès, il me satisfait comme bon citoyen en me prouvant que, dans ce pays qui paraît mort, une protestation en faveur de la liberté peut encore être du goût d'un certain nombre de personnes16. » C'est aussi, l'espoir de participer à nouveau aux affaires de la cité. Quatre ans après avoir laissé ses mandats électifs, Tocqueville s'ennuie de la vie publique. Mais son retour sur la scène politique n'aura jamais lieu. Il meurt le 16 avril 1859, sans avoir assisté à l'avènement de l'Empire libéral. Aurait-il apporté son soutien à cette évolution ? Sans doute. Car, pour lui, peu importait finalement la nature du régime, pourvu que la liberté, la passion de sa vie, soit garantie.

Jean-Patrice Lacam

Jean-Patrice Lacam, Professeur agrégé de Sciences sociales, Docteur en science politique, Université Montesquieu Bordeaux 4, IEP de Bordeaux.

Notes

1. Lettre du 29 avril 1850 au général Louis de Lamoricière (A. de Tocqueville : Lettres choisies – Souvenirs, Gallimard, 2003).

2. Lettre du 13 septembre 1851 à Francisque de Corcelle (A. de Tocqueville : Lettres choisies – Souvenirs, Gallimard, 2003). [End Page 194]

3. E. Anceau : Tocqueville et le pouvoir exécutif sous la Deuxième République (The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, Vol. XXVIII, n°1, 2007).

4. A. de Tocqueville : Souvenirs (Robert Laffont, 1986).

5. Lettre du 9 septembre 1850 à Gustave de Beaumont (A. de Tocqueville : Lettres choisies – Souvenirs, Gallimard, 2003).

6. Lettre du 13 septembre 1851 à Francisque de Corcelle (A. de Tocqueville : Lettres choisies - Souvenirs, Gallimard, 2003).

7. Lettre du 4 octobre 1851 à Armand Dufaure (A. de Tocqueville : Lettres choisies – Souvenirs, Gallimard, 2003).

8. A. de Tocqueville : Souvenirs (Robert Laffont, 1986).

9. A. de Tocqueville : Conversation que j'ai eue avec le président de la république le 15 mai 1851, Appendices VII des Souvenirs (Robert Laffont, 1986).

10. K. Marx : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (Editions Mille et une nuits, 2003).

11. Ce rapport figure dans : A. de Tocqueville : Ecrits et discours politiques, Tome III des Œuvres complètes (Gallimard, 1990).

12. L'article 111 de la constitution de la seconde République se trouve au chapitre XI intitulé « De la révision de La Constitution » et s'énonce ainsi : « Lorsque, dans la dernière année d'une législature, l'Assemblée nationale aura émis le vœu que la Constitution soit modifiée en tout ou en partie, il sera procédé à cette révision de la manière suivante : Le vœu exprimé par l'Assemblée ne sera converti en résolution définitive qu'après trois délibérations consécutives, prises chacune à un mois d'intervalle et aux trois quarts des suffrages exprimés. Le nombre des votants devra être de cinq cents au moins. L'Assemblée de révision ne sera nommée que pour trois mois. Elle ne devra s'occuper que de la révision pour laquelle elle aura été convoquée. Néanmoins, elle pourra, en cas d'urgence, pourvoir aux nécessités législatives. ».

13. Lettre du 14 décembre 1851 à Jean-Bernardin Rouxel (A. de Tocqueville : Lettres choisies – Souvenirs, Gallimard, 2003).

14. op. cit.

15. Lettre du 24 juillet 1852 à son père Hervé de Tocqueville (A. de Tocqueville : Correspondance familiale, Tome XIV des Œuvres complètes, Gallimard, 1998).

16. Lettre du 20 août 1856 à Pierre Freslon (A. de Tocqueville : Lettres choisies – Souvenirs, Gallimard, 2003). [End Page 195]

Previous Article

Introduction

Next Article

Contributors

Share