Nietzsche et la vie professionnelle : Le conflit entre métier et vocation dans les écrits bâlois

Souvent perçu comme une figure située au-delà de son époque (Brobjer 1), Friedrich Nietzsche était pourtant un homme de son temps, inscrit dans des contextes intellectuels ou, plus largement, culturels, qu'il est possible de cerner. Dans une perspective contextuelle, cet article examine son rapport particulier à sa profession. Nietzsche est nommé professeur de philologie classique à l'Université de Bâle, en Suisse, au printemps 1869. N'ayant pas achevé de thèse, il est recommandé au recteur de l'Université de Bâle notamment par son professeur de Leipzig, Friedrich Ritschl (1806-1876), un important philologue qui considère Nietzsche comme un « phénomène » parmi tous les étudiants qu'il a connus en quarante ans de carrière (Pletsch 99). Nietzsche donne ses cours à l'université et au Pädagogium (le lycée suisse allemand) de façon régulière, jusqu'à ce qu'il prenne un congé de maladie en 1876. Revenu enseigner en 1877, il demande finalement une retraite anticipée au cours de l'été 1879. Il est donc resté professeur de philologie pendant dix ans. Son oeuvre, toutefois, dépasse sa carrière : si l'on fait abstraction de ses publications « savantes » (articles et recensions philologiques) pour ne considérer que ses livres, on constate que la production de son oeuvre s'échelonne sur dix-sept années. Certes, il s'agit d'une carrière littéraire relativement brève, mais néanmoins très riche, puisqu'elle représente dix-sept livres publiés en autant d'années (Schaberg 195-224). La chronologie de la « carrière » littéraire de Nietzsche ne concorde donc pas exactement avec celle de sa carrière professionnelle : cette dernière prend fin avant que ne paraissent les ouvrages pour lesquels il est aujourd'hui le plus connu.

Ces rappels montrent que la production de Nietzsche renvoie à deux espaces. Il y a d'abord l'espace circonscrit de la profession, et ensuite, l'espace ouvert de ce qu'on peut appeler l'« errance » : entre 1879 et 1889, sans domicile fixe, Nietzsche voyage en Allemagne, en Italie, en Suisse et en France (Béland 380-382). Le passage du premier espace au second est marqué par ce que Nietzsche a appelé une crise (à Brandes, 19/02/88, KSB 8, 260; Ecce homo, « Menschliches », § 1-2). Pour comprendre son rapport à sa profession, le présent article repère les contours, les sources et les conséquences de cette crise. En soulignant qu'une tension traverse l'oeuvre de Nietzsche au cours de sa vie professionnelle, je souhaite démontrer que ses écrits bâlois témoignent d'un conflit entre le métier (philologique) et la vocation (philosophique). Ce conflit est essentiellement lié à une conception de la vie philosophique, mais aussi à une réflexion sur la constitution disciplinaire du savoir. Nietzsche, en effet, élabore à Bâle une réflexion qui fait écho à des critiques formulées couramment dans l'Allemagne du dernier quart du XIX^e siècle sur la surspécialisation caractérisant la constitution disciplinaire des savoirs.

Une partie des études nietzschéennes porte sur la philologie de Nietzsche : sa lecture des Grecs dans une perspective philologique (Hamilton 2004) ou philosophique (Wilkerson 2006), l'inscription de ses premières publications dans le domaine de la philologie classique allemande (Latacz 1994, Whitman 1986), sa reprise de certaines questions caractéristiques de cette discipline (Porter 2004), son concept du « classique » (Emden 2004) ou encore sa tendance à orienter l'historiographie philosophique vers des thèmes originaux par rapport aux recherches contemporaines sur l'Antiquité grecque (Most 1995) ont fait l'objet d'articles et de livres qui n'épuisent pas encore la question du rapport de Nietzsche aux Grecs, dans la mesure où ses essais sur l'hellénisme ont généralement connu une diffusion et une réception limitées. Certains ont tardé à être publiés ou traduits (ses cours universitaires, par exemple), et tous ou presque ont été éclipsés par l'immense intérêt suscité, dès le d...