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  • Comment parler du moyen âge?Deux lecteurs de Tirant lo Blanc, le comte de Caylus et Mario Vargas Llosa
  • Alicia C. Montoya

Comment parler, pour reprendre la célèbre phrase de Paul Zumthor, du moyen âge, notamment de ses productions littéraires, sans tenir un discours savant, qui produit nécessairement un effet de distanciation par rapport au texte médiéval? Peut-on être, à la fois, érudit et amateur, sans que l'idéal d'objectivité savante empêche l'expression d'un engagement plus personnel? Et au contraire, comment s'afficher en tant qu'amateur du moyen âge sans tomber dans un discours qui se sente obligé à se justifier scientifiquement et historiquement? Interrogeant notre rapport problématique au moyen âge littéraire, nous nous pencherons sur deux moments clés dans la réception du roman chevaleresque Tirant lo Blanc. Le premier moment important dans cette réception, c'est la traduction française que publie Anne-Claude de Tubières, comte de Caylus, en 1737. Le deuxième survient dès 1969, lorsque le romancier péruvien Mario Vargas Llosa prend la défense du roman catalan, et réussit à l'inscrire de nouveau dans l'imaginaire collectif d'un public lettré. Bien que ces moments se situent dans des contextes historiques très différents, les deux auteurs tiennent un discours similaire pour justifier leur intérêt pour ce roman médiéval – discours qui s'avère révélateur des enjeux de notre propre rapport à la littérature médiévale. Plutôt qu'un examen comparatif de la traduction de Caylus et des essais de Vargas Llosa axé sur leur "fidélité" à l'original catalan, nous proposons donc un examen des arguments qu'utilisent ces deux hommes pour légitimer leur intérêt pour ce roman médiéval, et ce qu'ils indiquent sur les moyens à notre disposition, en tant que modernes, pour "parler du moyen âge". [End Page 353]

Réception de Tirant lo Blanc

Dernier grand roman de chevalerie médiéval, Tirant lo Blanc est l'œuvre du chevalier Joanot Martorell et de son continuateur Martí Joan de Galba. Ecrit vers le milieu du XVe siècle, publié ensuite, dans sa version originale catalane, en 1490, puis traduit en espagnol et en italien en 1511, il tomba dans l'oubli au XVIIe siècle. C'est alors à un érudit français que revient l'honneur de ressusciter le roman de Martorell et de le faire connaître au grand public. En 1737, l'académicien Anne-Claude de Tubières, comte de Caylus, publie une version française, basée non pas sur l'original catalan, dont on ignore à l'époque l'existence, mais sur la traduction espagnole. Cette version comporte aussi un important "Avertissement du traducteur", qui est le premier texte critique que nous connaissions sur Tirant lo Blanc – si nous exceptons toutefois les quelques phrases élogieuses à son sujet dans le Quichotte de Cervantès. Le Tirant français connaît un rayonnement international. Réédité à plusieurs reprises, et abrégé dans la Bibliothèque universelle des romans, véhicule comme on sait du "genre troubadour" vers la fin du XVIIIe siècle, le roman est prisé par des lecteurs tels Jean-Jacques Rousseau, Catherine de Russie et Walter Scott. Qui plus est, c'est sous cette version française que sa survie est assurée pendant plus d'un siècle. Les premiers philologues modernes qui mentionnent Tirant lo Blanc ne le connaissent qu'à travers l'adaptation française, car il faut attendre jusqu'en 1873 pour l'exhumation de l'original catalan.1

La redécouverte de Tirant lo Blanc au XXe siècle par le grand public est due surtout aux efforts de deux hommes : le romancier Mario Vargas Llosa et le philologue Martí de Riquer, qui lui consacre plusieurs études et éditions critiques. Cependant, c'est surtout l'intervention de la jeune star du "boom" littéraire d'Amérique latine, Vargas Llosa, qui fait du livre un véritable phénomène éditorial. Dès sa première lecture de ce roman – selon lui, "une aventure qui . . . changea pour toujours...

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