Les Écrivains face à la doxa ou du génie hérétique de la littérature by Jean-Pierre Martin (review)

L'essai de Jean-Pierre Martin ne va pas réconforter ceux qui déplorent que notre époque ne donne pas naissance à de grands systèmes théoriques. Ce livre se présente en effet comme un manuel d'exorcisme contre un mal qui prolifère et menace sans exception enseignants, écrivains et lecteurs contemporains: le virus de la doxa literaria, définie comme "une école de psittacisme et de mimétisme" (15) qui mine le plaisir de la lecture et stérilise la pensée. Après un diagnostic des divers symptômes de cette maladie d'"homo academius littérarius," l'auteur propose, dans trois coda, une série d'antidotes élaborés à partir de l'œuvre et de la pensée de quelques écrivains "insulaires"—Baudelaire, Proust, Gracq, Queneau, Gombrowicz—qui "prennent la doxa à rebrousse-poil" (16), ou de quelques écrivains-critiques, "professeurs de paradoxes" (99): Barthes, Deleuze . . .

Le premier centre de contamination est le milieu scolaire et universitaire qui forme les lecteurs de demain et où sévit depuis les années soixante-dix une "doxa techniciste" (24) perceptible dans la prégnance du "textualisme" et du "théoricisme." Le premier, affirmant que tout est texte, conduit à la "négation hystérique de la référence et de la réalité" (28); le second, entretenu par les contraintes des programmes officiels, tend à réduire l'enseignement des lettres à la transmission d'une technique, donc à un assèchement de la lecture. Inscrite dans une longue tradition formaliste en France, l'approche théoricienne, conceptualisée, des textes littéraires s'oppose à la lecture sensible et personnelle. Ce savoir aisément transmissible, qui rassure les enseignants comme les étudiants, vire le plus souvent au psittacisme des épigones qui épuise l'efficience de concepts à l'origine novateurs et opératoires (les outils narratologiques de Genette, par exemple).

Le monde de la critique (esthétique, journalistique) est également victime de "l'abstraction théorique" (65). L'essayiste trouve une caution à son argumentation dans les écrits d'auteurs qui privilégient la relation subjective, intime, émotionnelle avec les textes (Baudelaire, Péguy, Proust, Gracq), qui rejettent la cuistrerie (Sarraute, Les Fruits d'or), défendent le "plaisir du texte" (Barthes, dont l'auteur souligne toutefois l'évolution au cours des années). Il s'appuie également sur ces "génies hybrides" (Deleuze, Derrida, Lacan, Lyotard) que la littérature a parfois aidés à s'affranchir du poids de la tradition philosophique et qui, sans exclure la rigueur de l'analyse, ont introduit dans la critique littéraire

[. . .] une voix distincte qui se situe aux croisements de l'histoire des idées, de l'anthropologie et des arts du langage. Une voix qui accorde toute son attention à une intelligence particulière du monde, à la méditation tremblante, vibrante, sensible, interrogative d'une science humaine irréductiblement douce.

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Après le versant scolaire et théorique, l'auteur s'en prend à ce qu'il nomme "la bigoterie littéraire." Cette doxa qui, s'appuyant sur "les puissances révérentielles" (Péguy), sacralise ou frappe d'anathème œuvres et écrivains, a ses rites et ses dévots (prix littéraires, sociétés d'amis . . .). Prenant l'exemple de la consécration de J. M. G. Le Clézio par le prix Nobel en 2008, Jean-Pierre Martin s'interroge: "Lira-t-on davantage Le Clézio? Je veux dire le lira-t-on vraiment? Serat-on en mesure d'entrer en contact avec son œuvre, de la juger en dehors de toute influence? On peut en douter" (109). Pour résister au grégarisme, aux effets de mode, l'essayiste propose "des maîtres d'irrespect," des "professeurs d'irrévérence" (110-11). Des auteurs qui osent démythifier les idoles (Nabokov jugeant Malraux), dénoncer le snobisme et "la moutonnerie...