The Subversive Poetics of Alfred Jarry: Ubusing Culture in the Almanachs du Père Ubu by Marieke Dubbelboer (review)

Curieux objets que ces deux Almanachs du Père Ubu, publiés respectivement en 1898 et 1901 et qui, jusqu’à une date récente, n’étaient disponibles que dans les Œuvres complètes d’Alfred Jarry. Présentés officiellement comme des créations du Père Ubu, ils sont en réalité le produit de l’imagination collective de Jarry, du musicien Claude Terrasse, et du peintre Pierre Bonnard. Dans la grande tradition des almanachs populaires destinés à promouvoir un courant de pensée ou une idéologie, les deux ouvrages renferment une multiplicité de textes hétérogènes, dont le ton pincesans-rire et bien sûr la présence quasi-permanente d’Ubu constituent les seuls dénominateurs communs. Au sein de ces livres mosaïqués investis paradoxalement d’une fonction utilitaire, le lecteur, non sans désarroi, est amené à se pencher sur quelques éphémérides et calendriers fantaisistes, à apprendre comment affiner l’or avec des salamandres, à s’informer des récentes promotions au sein de l’ordre de la Gidouille, à découvrir une version théâtrale et ubuesque de l’Affaire Dreyfus, ou encore à reprendre en cœur la chanson Tatane, afin de “faire rougir les nègres et glorifier le Père Ubu.”

L’étude fouillée que Marieke Dubbelboer consacre à ces almanachs permet à juste titre de réhabiliter des œuvres jusqu’alors tenues pour mineures et relativement ignorées par la critique. Abondamment illustré, The Subversive Poetics of Alfred Jarry se présente formellement comme un très bel objet, grâce auquel le public anglophone aura la confirmation que les expérimentations avant-gardistes de Jarry, loin de se cantonner à la sphère du théâtre, ont également ouvert de nouvelles perspectives dans le domaine des arts visuels, au point d’influencer de manière souterraine une décennie plus tard les travaux d’un Apollinaire ou d’un Picasso. Du fait de leur ancrage délibéré dans l’actualité la plus immédiate de la France de la Belle-Époque et de leurs références abondantes à des personnalités politiques, militaires, ou artistiques méconnues, les Almanachs du Père Ubu, parsemés de listes et récusant toute continuité narrative, risquent pourtant de décourager bon nombre de lecteurs d’aujourd’hui. L’un des principaux mérites du livre de Marieke Dubbelboer tient à sa capacité à décrypter, avec une grande érudition, l’essentiel des allusions codées, des jeux de mots et des détournements linguistiques grâce auxquels Bonnard, Terrasse, et Jarry entreprennent de rivaliser avec la presse en vue de retranscrire de façon bouffonne un certain air du temps. Organisé en quatre parties, l’essai commence par présenter le contexte artistique de l’époque, en offrant notamment une judicieuse perspective historique sur les almanachs populaires, genre tombé de nos jours en désuétude. Les trois chapitres qui suivent envisagent respectivement la portée esthétique, sociologique, et politique de l’œuvre, en essayant de saisir, dans chacun de ces domaines, ce qui en fait la spécificité aussi bien sur le plan du contenu que sur celui de l’énonciation.

De cette analyse émergent plusieurs considérations très pertinentes qui attestent la position originale qu’occupe Jarry dans ce petit cercle d’écrivains symbolistes où l’histoire littéraire tend trop souvent encore à l’enfermer. Contrairement à bon nombre de ses contemporains, l’auteur du Surmâle ne considère pas en soi comme une menace la culture de masse que les journaux s’évertuent à propager, mais envisage plutôt le style journalistique comme une forme de “défi lancé à sa créativité” (69). À la fois privé de son aura et contraint progressivement d’assumer le masque de l’intellectuel qui s’engage médiatiquement sur tous les fronts de l’actualité, Jarry, dans ses Almanachs, choisit de récuser...