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  • Fantaisies artistiques aux débuts de la revue L’Artiste
  • Nicolas Valazza (bio)

Dans le premier tome de son Dictionnaire, paru en 1863, Littré range l’adjectif « artistique » parmi les néologismes, en remarquant que celui-ci « est mal fait ; artistique signifie qui concerne les artistes, comme sophistique qui concerne les sophistes. Le vrai mot serait artiel1 ». Ce terme était pourtant déjà attesté dans le Dictionnaire universel de Boiste de 1808, et Millin de Grandmaison, dans son Dictionnaire des beaux-arts de 1806, notait qu’« artistique » est un « mot composé par les Allemands pour exprimer tout ce qui tient à l’art, comme celui littéraire indique tout ce qui tient aux lettres ; il manque dans notre langue et devroit être adopté2 ». Malgré la réserve de Littré, le vœu de Millin sera pleinement réalisé dès le milieu du siècle : Gautier, Baudelaire, Du Camp et les Goncourt, pour ne mentionner que les plus célèbres parmi les critiques de l’Exposition universelle de 1855, feront un usage récurrent de cet épithète dans leurs comptes rendus respectifs.

La remarque morphologique de Littré présente cependant un intérêt qui dépasse les simples considérations lexicographiques. Le glissement sémantique qu’implique la formation du néologisme « artistique », dont la signification serait dérivée de l’artiste en tant que sujet pour se greffer sur l’art en tant que pratique objective, témoigne en effet du bouleversement du système des beaux-arts qui s’est opéré au cours du xixe siècle. Si le système classique impliquait un clivage [End Page 935] sémantique entre l’objectivité de l’art, désignant un ensemble de règles et de techniques propres à un métier, et l’artiste comme individu censé mettre en œuvre ces techniques conformément aux règles3, cette distinction tend à s’estomper dans les premières décennies du siècle, si bien que la pratique de l’art en vient progressivement à être investie – contaminée pourrait-on dire – par la subjectivité de l’artiste envisagé dans sa singularité ; ce que signale la diffusion de l’adjectif « artistique ». La revue L’Artiste a bien entendu joué un rôle majeur dans cette subjectivation de la sphère de l’art, comme en témoigne par exemple le recours à la notion de « génie artistique » (l’italique souligne le caractère néologique de l’épithète) pour connoter l’œuvre de Delacroix dans la chronique du « Salon de 18314 ». Une telle redéfinition des termes de l’art est toutefois loin d’être accomplie aux débuts de L’Artiste ; l’on verra au contraire que l’art s’y révèle comme une abstraction de plus en plus fuyante, et l’artiste comme un être presque impossible à cerner.

La Critique des beaux-arts

Parue le 6 février 18315, la première livraison de L’Artiste s’ouvre sur un compte rendu de Delécluze (l’élève avorté de David, devenu entre-temps critique d’art de renom) consacré à l’exposition au Luxembourg de quatre tableaux de Gros (lui aussi ancien élève de David, mais dont la carrière de peintre fut plus glorieuse) retraçant les exploits de Napoléon6. Le commentaire de Delécluze repose sur une posture éminemment néo-classique, en prisant « ce qui est beau, bon et vrai7 » dans les peintures de Gros, et en opposant la « vérité » esthétique à l’exactitude documentaire que recherche surtout le public contemporain :

C’est l’affaire des historiens secourus par le talent des ingénieurs de donner des descriptions exactes et scientifiques d’un fait d’armes. Pour le poète et le peintre, ils ne doivent avoir qu’un but, celui de faire naître toutes les [End Page 936] émotions que procure la vue de la bravoure, du danger, du courage et de la mort. Quand ces conditions sont remplies, ils ont accompli leur tâche et c’est du luxe quand ils sont fidèles à la vérité historique8.

Par ailleurs, Delécluze met en garde...

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