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  • Salammbô – une mythologie du vivant
  • Gisèle Séginger (bio)

L’étrangeté de Salammbô provient en partie de la réécriture des mythes et des symboles. Ils sont présents à tous les niveaux de l’intrigue, et ils contribuent donc à la cohérence du roman. Les couleurs, les métaux, les végétaux se répondent et tissent un réseau de significations religieuses. Cette harmonie donne une présence exceptionnelle aux images inventées par Flaubert, et elle crée une sorte d’illusion de réalité, parce que dans cet univers inventé tout se correspond. L’étrangeté – parfois presque onirique comme dans l’épisode du temple de Tanit au chapitre V – acquiert ainsi une présence et une force qui sont en principe celles d’un monde réel bien représenté. Flaubert trouve en outre dans les mythes qu’il manipule et fusionne de manière syncrétiste l’idée de péripéties qu’il développe dans la fiction. Il inscrit aussi les mythes dans la spatialité romanesque, dans le décor, dans la vie des personnages qui sont agis par la force des dieux, et enfin dans l’histoire non dialectique d’une guerre qui oppose la vie et la mort, comme Tanit et Moloch. Toutefois malgré cette saturation du récit par le conflit mythique entre les deux dieux qui sont aussi deux principes et deux pulsions le roman ne se réduit pas à ce dualisme schématique. Flaubert réinvente les mythes par un travail de stratification qui superpose des mythes d’origine diverses et la condensation des symboles et des significations empruntés à des religions différentes donne une profondeur et un mystère à cette religion réinventée qui semble faire signe vers une multitude de mythes. De surcroît, Flaubert troue de silences ces mythes recréés par la fiction, en dispersant leurs éléments, en effaçant des significations, souvent [End Page 694] développées dans les brouillons. L’exemple de l’épisode du temple de Tanit en fait la preuve : Flaubert incarne dans la structure de l’édifice des croyances cosmogoniques. Il évite toutefois d’en dévoiler la signification complète et cohérente dans le texte définitif. C’est ainsi que certaines images gagnent leur radicale étrangeté. Flaubert a éliminé le chapitre explicatif qu’il avait pourtant intégralement rédigé – et qu’il avait prévu à un moment de placer au début du roman – probablement parce que les analyses de l’esprit du peuple carthaginois et de sa religion auraient trop éclairé le symbolisme religieux du roman, et en particulier les éléments mythiques qu’il met en scène dans l’épisode du temple de Tanit, l’un des épisodes qui tend le plus vers l’onirisme érudit et symbolique.

Ce temple est aussi insolite parce que Flaubert utilise la focalisation interne pour que le lecteur découvre le sanctuaire par les yeux de deux personnages et non par l’intermédiaire d’une description assumée par un narrateur omniscient. Le temple de Tanit est vu par deux étrangers qui ne connaissent pas parfaitement ce culte carthaginois, ce qui préserve l’étrangeté du lieu. Ils en savent tout de même assez pour en comprendre certains éléments et, dans le cas de Mâtho pour redouter l’action de la déesse, et vivre une expérience presque hallucinatoire.

Pour construire la théogonie et la cosmogonie carthaginoises, selon une méthode bien rodée depuis La Tentation de saint Antoine de 1849, Flaubert a lu de nombreux ouvrages, et il réutilise tout particulièrement l’ouvrage de Creuzer qu’il avait découvert à l’occasion de la rédaction de La Tentation : Religions de l’antiquité considérées principalement dans leur forme symbolique et mythologique1. Creuzer souligne une particularité des connaissances sur la religion phénicienne qui pouvait être comme une invitation à la fiction : « nous sommes ici d’une indigence extrême en fait de documents [ … ]. C’est de la quatrième main seulement que nous tenons les lambeaux de la mythologie phénicienne2. » En effet, un soi-disant Ph...

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