- Analyse des espaces dans les romans memmiens
Dans l'œuvre romanesque d'Albert Memmi, les espaces occupent une place de choix, comme le signale d'emblée le titre des chapitres de certains de ses romans comme La Statue de sel ou Le Scorpion. Dans ces deux cas, différents cadres spatiaux apparaissent déjà en exergue et reflètent le rapport étroit entre l'évolution des personnages et les endroits où ils vivent. D'autres récits, sans manifester ouvertement cet ancrage, mettent en relief néanmoins l'importance de l'élément spatial pour les héros memmiens1. En effet, comme démontrera cette étude2, la perception qu'ils ont de leur environnement évolue au fur et à mesure de leur avancée vers l'âge adulte et de l'agrandissement de leur horizon.
La conception enfantine de l'espace
Durant leur première enfance, l'Impasse représente le cadre primordial sur lequel se fonde le sentiment d'assurance, de bien-être et de bonheur des héros memmiens. Elle constitue une aire de sécurité grâce à son tracé intriqué constitué par un double goulot, que le [End Page 909] héros apprécie comme une cachette redoublée3. Cette claustrophilie ne sera que passagère. En effet, l'intrusion d'une « foule hurlante de garçons brutaux et grossiers » (LSS 21) lui prouve que la ruelle a perdu sa nature de havre sécurisant.
L'Impasse comprend une aire proche du ghetto sans toutefois s'y inscrire. Cette séparation est perçue par la famille comme la manifestation d'un statut social privilégié au sein de la communauté juive : « je croyais à quelque préséance entre ses habitants et nous, qui habitions à cinq cents mètres de la première maison juive » (LSS 35). En effet, le ghetto est présenté par le protagoniste comme un endroit où la population vit entassée dans des conditions insalubres, dont il souligne « la puanteur agressive de ses ruelles » (LSS 34). Son discours abonde en symboles thériomorphes : « innommable liquide des caniveaux qui dégageaient l'odeur fétide des boucheries », « montagnes d'ordures », « essaims de mouches vertes et noires », « cafards si gros qu'ils avançaient avec peine sur leurs pattes grêles » (LSS 34). À cet aspect purement matériel s'ajoute la fierté de se distinguer de cette masse informe à laquelle il réduit la communauté juive. Si pour ses habitants, le ghetto représente une image duelle, protectrice mais aussi limitatrice, pour la famille du protagoniste, il n'incarne que ce dernier aspect4. Loin de l'assimiler à une enceinte défenseuse5 les Benillouche le réduisent à un espace de confinement pour les personnes qui, par leur idiosyncrasie, se sentent et sont jugées différentes de la population environnante et majoritaire. D'un point de vue social, l'Impasse ne représente pas, malgré sa dimension réduite, un cercle solidaire présidé par l'entraide. Pour ses habitants, elle demeure un microcosme où leurs rapports sont marqués par « un mépris cérémonieux de chacun pour tous » (LS 15) où sont de mise « la méfiance et la politesse réciproques » (LS 15). [End Page 910]
Toutefois, la perception négative de la Hara par rapport à l'Impasse Tarfoune s'avère être tout à fait subjective, puisque cette dernière, malgré son éloignement physique de l'univers miséreux associé au ghetto, n'échappe pas à cette impression de chaos et de pestilence6. En effet, la cave, ce « grand trou noir » (LS 16) constitue l'illustration d'un monde sordide, une « avalanche putride » (LS 17), dépotoir de tous les habitants de l'Impasse7. Donc, à part quelques commodités comme l'eau courante, la vie quotidienne dans ces deux cadres ne présente point de différence majeure, car l'entassement y est pareillement de règle8.
Cette massification n'exclut pas le bonheur. Ainsi, une petite chambre constitue l'unique espace à vivre, multifonctionnel, servant de salle de séjour et de chambre à coucher. Ici trône un grand lit, partagé par toute la famille et...