In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Personnages et lieux ou le vide de l'appropriation dans Le Vice-consul de Marguerite Duras
  • Alina Cherry (bio)

Quiconque est fasciné, on peut dire de lui qu'il n'aperçoit aucun objet réel, aucune figure réelle, car ce qu'il voit n'appartient pas au monde de la réalité, mais au milieu indéterminé de la fascination. Milieu pour ainsi dire absolu.

Maurice Blanchot, L'Espace littéraire

L'appareil périphrastique qui se déploie autour des trois personnages principaux du roman Le Vice-consul1 de Marguerite Duras, se distingue par le retour de certaines formules marquées fortement par la présence de l'élément topographique. Ainsi Anne-Marie Stretter est désignée par les périphrases « la femme de Calcutta », « la reine de Calcutta », « l'enfant chérie de Venise » ; la mendiante anonyme est nommée « maigreur de Calcutta » et le vice-consul est « l'homme de Lahore ». L'emploi des circonlocutions sert à réorienter l'attention du lecteur dont le centre d'intérêt se déplace du personnage lui-même à la relation que celui-ci entretient avec le lieu désigné. Ces détours langagiers invitent ainsi une réflexion sur le rapport entre les personnages et les lieux, un rapport qui s'avère plutôt contourné, malgré [End Page 865] la simplicité apparente des périphrases. L'un des effets notables du remplacement du nom propre par une périphrase est qu'il favorise l'estompage de l'individuel au profit du général, surtout que le texte choisit des termes génériques du type « femme » ou « homme ». Dénanti de l'individualité que lui confère le nom propre (une des étiquettes sémantiques les plus stables du personnage selon Philippe Hamon2), le personnage est pris dans un vertige généralisant où l'identité s'exprime aussi grâce aux toponymes, à travers le lien qui se forme entre le personnage et le lieu. Souvent, quelques gestes définitoires ou certaines attitudes des personnages sont à la base de ce processus d'identification. Un transfert identitaire s'ensuit entre le personnage et le lieu, moyennant l'avènement d'une sorte de consubstantialité ou d'équivalence entre les deux termes.

Si au premier abord ces tournures périphrastiques indiquent une appartenance explicite, voire une identification du personnage avec la place géographique, il importe de discerner également les interstices où s'installe la distance entre le personnage et la place, où se loge leur séparation. Car le processus même de devenir « la femme de Calcutta » ou « l'homme de Lahore » n'implique-t-il pas l'exclusion d'autres places que celles désignées directement, la suppression d'un ailleurs ? Quelles pertes le personnage doit-il traverser et assimiler afin de parvenir à un tel lien symbiotique avec une place particulière ?

Par ailleurs, sonder la relation entre le personnage et l'espace en nous appuyant uniquement sur la géographie s'avérerait une démarche bien insuffisante. Car, Henri Mitterand nous le rappelle, « l'espace d'une fiction, loin d'être le pur et simple décalque d'une cartographie réelle, se dessine et se stratifie en fonction d'une logique qui n'est pas seulement celle de la géographie, ni de l'économie, mais aussi celle du récit3 ». Non seulement l'élément géographique s'inscrit dans un réseau textuel complexe qu'il convient de considérer dans son ensemble, mais la topographie durassienne dans ce texte n'est pas calquée sur la réalité géographique ; elle est en revanche imbue d'un symbolisme qui lui confère une dimension allégorique. La remarque de Mitterand est d'autant plus pertinente dans le cas d'un récit comme Le Vice-consul qui exhibe une structure particulière, en l'occurrence emboîtée ; cela nous amène à considérer le concept de place non seulement dans le cadre de la relation entre le personnage [End Page 866] et la géographie, mais également par rapport au fonctionnement du personnage dans l'économie du récit.

La...

pdf

Share