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  • « La question du soleil » : André du Bouchet et la question politique
  • Clément Layet

ma conscience politique n’est pas assez forte—ou plutôt cette colère se change à l’arrivée en terre, en air, en cailloux1

Carnet daté du 20 avril 1952

DANS L’ENTRETIEN QU’IL ACCORDE à Monique Pétillon le 10 juin 1983, André du Bouchet raconte la façon dont l’écriture lui est devenue nécessaire pour la première fois pendant la fuite de sa famille devant la percée allemande de mai 1940 :

J’ai un souvenir très précis du moment où j’ai eu, en 1940, la révélation de gens qui se réfugiaient sur les routes. […] J’ai eu le sentiment d’un monde que je venais de découvrir et qui était pris dans une sorte d’éboulement. Sous les bombardements, […] nous sommes partis […] vers Pau. […] C’était une expérience très violente, le monde était détruit. C’est à ce moment que j’ai écrit pour la première fois, avec la volonté de rétablir quelque chose, de rendre compte d’une relation qui, à peine entrevue—j’avais juste quinze ans—, était balayée2.

André du Bouchet interprète alors non seulement ce premier besoin d’écrire, mais tous ses textes ultérieurs comme étant animés par la volonté de rétablir une « relation perdue ». S’il ajoute aussitôt s’être « retrouvé aux États-Unis six mois plus tard », il n’a jamais précisé publiquement les raisons qui l’avaient contraint à cet exil, avec sa sœur et ses parents. Au début du XXe siècle, ses grands-parents maternels, auxquels il fut plus tard très attaché, avaient dû fuir les pogroms de Pinsk. Une fois réfugié en France, son grandpère s’était délibérément coupé de ses racines, au point d’interdire à son épouse de parler le yiddish et le russe. Après les lois antijuives promulguées par le régime de Vichy au mois d’octobre 1940, sa mère n’avait plus le droit d’exercer son métier de médecin. Atteint d’un grave trouble psychique, son père ne pouvait pas non plus travailler. Celui-ci étant toutefois de nationalité américaine, la famille eut la possibilité d’émigrer aux États-Unis : après avoir atteint Pau, elle rejoignit Lisbonne, puis New York, à la fin de l’année 1940. André du Bouchet ne revint en France qu’en 1948, à l’âge de 24 ans, après avoir passé près de huit années à Boston.

Pendant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les survivants qui avaient été directement ou indirectement exposés à la violence étaient nécessairement face à un abîme pour trouver les mots, pour être écoutés. [End Page 99] Même avec ses enfants ou ses amis, André du Bouchet ne parlait jamais de ses origines juives, ou bien sa colère éclatait lorsqu’elles étaient évoquées. Le fait d’avoir été absent d’Europe pendant toute la guerre a pu engendrer chez lui une culpabilité à l’égard des victimes du nazisme, et une impossibilité de se dire juif. Avoir eu l’opportunité d’émigrer aux États-Unis à une date où les visas étaient devenus presque impossibles à obtenir, et d’être même admis au bout de cinq ans à l’université de Harvard, a pu être ressenti comme un privilège injuste. Le fait que l’exil ait été lié à la nationalité et à la folie de son père, c’est-à-dire à des raisons qui pouvaient passer pour contingentes au regard du contexte politique, a dû encore renforcer la puissance du tabou.

Ainsi le poète Alain Suied affirme-t-il sans doute à juste titre qu’André du Bouchet « a cherché et refusé l’origine, a cherché et refusé l’identitaire, a cherché et refusé le NON-DIT de la modernité—la présence-absence de la judéité. Le ‘blanc’ montrait et celait cela aussi3 ». Le rapport singulier que la poésie d’André du Bouchet entretient avec la parole et...

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