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  • L’incompréhensible
  • Christian Doumet

Ceux qui savent me devinent, et pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas comprendre, j’amoncellerais sans fruit les explications.

Charles Baudelaire, projet de préface aux Fleurs du mal

DANS UNE NOTE DE SON TOMBEAU DE DU BELLAY, en 1973, Michel Deguy écrivait ceci : « Chacun sait que ce qu’il y a “d’incompréhensible” dans tout poème… c’est la poésie, c’est-à-dire qu’il y ait de la poésie. Car toute analyse “interminable” et “dotée de tous les moyens perfectionnés” (histoire, linguistique, psychologie, etc.) démonte complètement un poème, “l’explique” ; mais le à-comprendre, c’est-à-dire l’incompréhensible, c’est que le tout de la poésie (ce qu’elle est) s’est joué et se joue dans (et de) ce poème. Ce n’est pas le poème qu’on “n’explique pas”, comme dit le sens commun, puisqu’on l’explique : c’est la poésie1 ».

Je me propose d’isoler un instant ce mot : l’incompréhensible. De tendre l’oreille à ses résonances, notamment dans le champ où l’appréhende Deguy, celui de la poésie. Pour remarquer d’abord qu’en écho à poème et poésie, il acquiert une certaine tournure sémantique, comme si loin de l’idée un peu vague de son négatif, il laissait entrevoir une compréhension possible sous certaines conditions. L’incompréhensible devient en somme le à-comprendre, où à dessine en creux un avenir, une destination même : une relation entre la compréhension et l’incompréhension. J’y reviendrai, me bornant à rappeler pour l’instant cette formule de Georges Perros : « La poésie n’est pas obscure parce qu’on ne la comprend pas, mais parce qu’on n’en finit pas de la comprendre2 ».

Cette première remarque philologique trouve naturellement sens dans d’autres sphères que celle de la poésie. Ne pas comprendre, se heurter aux énigmes, échouer à percevoir un ordre sous l’apparence du divers sont des mésaventures si générales que toute notre condition pensante (et impensante) paraît y être engagée. Les Grecs ont associé la naissance de la philosophie à des expériences rassemblées, dans leur langue, autour du verbe thaumazein. Dans un passage fameux du Théétète, Platon établit ce lien avec précision : « C’est tout à fait de quelqu’un qui aime à savoir (philosophos), ce sentiment, s’étonner : il n’y a pas d’autre point de départ de la quête du savoir (philosophia) que celui-là3 ». L’incompréhensible, pour un Grec, est un sentiment complexe où se mêlent l’étonnement, l’admiration et l’inquiétude face au [End Page 11] cosmos. Le décrire revient d’abord à le situer sur un fond d’adhésion sans question au donné, de maîtrise ordinaire des usages et des outils de subsistance. C’est « lorsque les hommes eurent satisfait aux besoins indispensables de la subsistance » dit encore Platon4 que naquit le besoin d’enquêter sur les événements passés et de composer des mythes. Dans la durée sans histoire, survient un moment singulier, un arrêt du cours des choses, un suspens qui n’est pas sans rappeler ce que Bergson dit de la puissance de négation propre à l’intuition, lorsqu’il la compare au démon de Socrate « arrêtant la volonté du philosophe5 ». C’est le moment où philosophie et poésie se reconnaissent le plus proches. De ce moment, elles tireront des œuvres ou des intuitions distinctes. Mais pour l’heure, elles s’y confondent.

Moment intense, dans le récit qu’elles font l’une et l’autre de leur propre avènement ; mais qu’on ne saurait cantonner à l’âge mythique des origines. Il appartient sans doute à leur condition même qu’elles soient sans fin soumises à la question de l’incompréhensible. Aucune expérience poétique ou philosophique qui n’ait à l’affronter d’une façon ou d’une autre. Ainsi l’entend par exemple Mallarmé lorsqu’il...

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