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  • À travers le masque :narrateur contraint et mise en récit dans L’Absolue Perfection du crime et Insoupçonnable
  • Alice Richir

L’Absolue Perfection du Crime et Insoupçonnable : deux romans reposant sur une mécanique fictionnelle minutieusement rodée, diablement efficace, qui emporte ses protagonistes jusqu’au point de non-retour d’un drame construit sur le mode du polar. Chez Tanguy Viel, rien de nouveau dans les bars sombres et enfumés des bas-fonds de la ville ; les combines sont connues et les petits caïds qui les orchestrent n’ont pas changé : outre leur démarche identique ou leur manière semblable de s’adosser au comptoir pour avaler en silence un whisky ou un cognac, ils partagent les mêmes rêves de pouvoir et d’ascension sociale que leurs aînés en noir et blanc ou de papier jauni. Les thèmes ne varient pas, le lecteur les reconnaîtra sans peine : conspiration, duperie, crime, trahison, vengeance, meurtre… Le décor est posé avec brio, l’atmosphère lourde à souhait. Tous les ingrédients sont rassemblés pour que l’intrigue prenne : « Il y avait les élus de la ville et les vieux riches autour, les parvenus et les bandits locaux, il y avait ce qu’on imagine de ce monde, répondant comme à l’image archétypale, parfaitement établie, de l’argent sale et du stupre »1. La critique littéraire ne s’y trompe pas, comme en témoignent les extraits de presse présents sur la quatrième de couverture respective des éditions de poche de ces deux romans, qui saluent la virtuosité de Viel à agencer un canevas fictionnel pourtant rebattu :

L’Absolue Perfection du crime reprend l’un des poncifs les plus usés du cinéma de genre, l’histoire d’un hold-up raté—le casse manqué d’un casino—qui renvoie […] à un nombre incalculable de séries B et à quelques chefs-d’œuvre. Ceux qui, à l’instar du roman de Tanguy Viel, réussissent à s’approprier la mythologie et à se jouer des codes narratifs2.

Féru du roman anglais du XIXe et du cinéma noir des années 50—qu’il évoque notamment dans un court texte intitulé significativement Hitchcock, par exemple—, l’auteur en maîtrise à merveille tous les codes : chacune de ses intrigues met en scène un protagoniste acculé, par la jalousie ou par la trahison, à commettre un acte désespéré ; le tout dépeint dans une esthétique imprégnée des films de Welles, de Godard ou de Minnelli. L’atmosphère romanesque, le déroulement de l’intrigue, la hiérarchie qui structure les relations entre les différents personnages, notamment, sont systématiquement calqués [End Page 58] sur des impératifs fictionnels aisément identifiables, propres au genre du polar. Du point de vue du scénario, L’Absolue Perfection du crime et Insoupçonnable ne prétendent innover en rien. Au contraire, les deux romans se présentent de manière tout à fait évidente comme une réécriture de toute une série de références hypertextuelles connues, voire étriquées à force d’avoir été usitées, essentiellement cinématographiques. Réduire ces œuvres à leur intrigue, aussi habilement construite soit-elle, équivaut à rater leur singularité. Dès lors, gageons que celle-ci relève d’un autre ordre, lequel se situerait du côté de l’acte même de raconter. Selon nous, dans ces deux œuvres, la fable sert avant tout à instaurer une mécanique romanesque implacable, au sein de laquelle chaque personnage est réduit à incarner un archétype fictionnel. En même temps qu’il se soumet à la force identificatoire du masque qui lui est imposé, le narrateur occupe au sein de cette dynamique aliénante une position de témoin. Sa posture singulière donne l’occasion à Viel d’orchestrer une mise en récit où le sujet humain apparaît toujours comme évanescent et diffracté. En rendant apparent cet évidement du narrateur par la force motrice de l’intrigue, nous démontrerons que c’est en luttant contre une représentation du personnage comme entité unifiée...

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