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  • L'Enthousiasme dans Émile
  • Tanguy L'Aminot

L'enthousiasme semble être une composante essentielle de la pédagogie moderne. Tout comme la notion de citoyenneté en politique, il apparaît comme un idéal à réaliser et suscite du même coup la nostalgie de ceux qui y aspirent, puisqu'ils ne parviennent pas à lui donner existence. L'enseignant rêve d'avoir des élèves enthousiastes et se demande comment faire naître cette émotion chez eux. Il cherche à donner à la matière ingrate et amère de ses cours quelque éclat ou quelque couleur qui les rendent moins tristes et moins ennuyeux. La connaissance est aride, tous les écoliers s'en souviennent, même les premiers de la classe.

L'histoire de la pédagogie nous donne maints exemples des tentatives réalisées ou des méthodes publiées pour faire naître l'enthousiasme scolaire et l'on ne sera pas surpris de trouver des disciples et lecteurs de Rousseau, parmi ces réformateurs. On a l'image des écoles philanthropinistes allemandes1 dans lesquelles les élèves devaient associer le mouvement à l'apprentissage de toutes choses : une telle conduite pouvait donner l'idée de classes euphoriques, joyeuses et enthousiastes dans la mesure où elles manifestaient de l'élan et de la vie. Plus près de nous, Célestin Freinet, défendant l'utilisation de l'imprimerie à l'école, écrivait en 1926 : « L'imprimerie n'est nullement dans la classe une cause d'indiscipline. Tout se passe sans bruit et sans perte de temps. Grâce à elle, on connaît enfin l'enthousiasme et la joie »2. Bien que Freinet et les philanthropinistes soient généralement présentés comme des pédagogues ayant lu attentivement Rousseau, on reste sceptique quant à ces méthodes pour susciter une émotion propre à l'apprentissage des connaissances. Rousseau n'a-t-il pas en effet justement ironisé dans Émile sur l'imprimerie et autres méthodes sophistiquées inventées par Locke, Louis Dumas ou le père Castel pour faciliter l'enseignement du maître ?

On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire, on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un attelier d'imprimerie : Locke veut qu'il apprenne à lire avec des dès. Ne voila-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié ! Un moyen plus sur que tout ceux-là, et celui qu'on oublie toujours, est le desir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce desir, puis laissez là vos bureaux et vos dès; toute methode lui sera bonne3.

Et de conseiller l'intérêt présent comme « le grand mobile, le seul qui méne surement et loin » (4:358). [End Page 120]

C'est ce souci de l'intérêt présent et d'un enseignement fondé sur des matières attractives et compréhensibles pour l'enfant qui retient Henri Roorda (1870-1925), pédagogue et professeur de mathématiques à Lausanne, que je considère pour ma part comme le plus fidèle disciple de Rousseau qui ait existé4. Il tenta certes d'élargir la méthode de celui-ci appliquée à un seul élève en l'appliquant à toute une classe, mais il le fit avec un tel intérêt pour l'enfant dans sa réalité et non pas seulement dans sa forme conceptuelle, administrative ou académique, qu'on perçoit ce qui le rapproche de Rousseau également soucieux de l'être humain en chair et en os. Le traité de Rousseau n'est pour lui ni une philosophie de l'éducation ni une anthropologie ; il n'exprime pas une quelconque essence de la pédagogie chère aux philosophes habitués à discourir des fantômes de l'esprit ou de la fabrication de concepts qu'ils ont eux-mêmes créés, mais un livre qui renvoie à des enfants concrets dont il a charge quotidiennement. Roorda a non seulement évoqué à maintes reprises dans ses écrits ce qu'il devait au philosophe genevois et l'admiration qu'il lui portait, mais il a aussi pris la...

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