- L’Écrivain, l’artiste et l’animal : portrait de groupe
À LA FAVEUR DE SON BESTIAIRE foisonnant, la littérature du xixe siècle tisse des liens particuliers entre l’écrivain et la figure animale, soit qu’elle dote les animaux de la faculté de se raconter comme le Chat Murr d’Hoffmann dont l’« autobiogriffure » a été analysée par Sarah Kofman1, soit qu’elle invente des fables dans lesquelles le poète, artiste ou écrivain, est métaphorisé par l’animal, comme « L’Albatros » de Baudelaire, soit encore qu’elle insiste sur les affinités spéciales qui lient aux bêtes « les amoureux fervents et les savants austères2 ».
Dans les années 1830 la pilosité débridée des Jeunes-France revendique une part d’animalité. Philothée O’Neddy les compare avec « leurs crins vagabonds » à des « chevaux sans mors ni cavaliers3 ». Les portraits et les caricatures des artistes romantiques, Chateaubriand, Berlioz, Delacroix, Hugo, ébouriffent la crinière du génie. À travers le surnom adopté par Petrus Borel, « le lycanthrope », s’affiche une hybridité sans doute fondamentale dans les représentations qui nous intéressent. L’artiste et l’écrivain composent avec les animaux, coexistent avec eux. Sous une forme apparemment plus anodine et réaliste, à la fin du siècle l’intérêt des journalistes pour les animaux familiers des écrivains témoigne de la perpétuation de cette proximité. Georges Docquois en fait la matière d’un ouvrage. Bêtes et gens de lettres (1895) rapporte ses visites chez les auteurs en vogue et ses entretiens avec ceux-ci à propos de leurs animaux de compagnie.
Le couple animal/auteur témoigne des liens particuliers que l’écrivain (ou l’artiste) tisse avec le monde, et qui ne se limitent pas aux rapports sociaux. Il emblématise également le drôle de corps qu’est l’écrivain, sa personne composite, son moi pluriel, la chimère qui le constitue. Dumas ou Gautier en dressant leur autoportrait à travers les histoires de leurs bêtes4 rusent avec l’autobiographie, préférant suggérer par l’intermédiaire de leur « ménagerie intime » un « moi » kaléidoscopique et polymorphe, aux frontières floues. Si Gautier évoque la tribu de rats blancs apprivoisés qui prolongent et disséminent son corps, Baudelaire présente au lecteur la « ménagerie infâme » de « nos cerveaux », où grouille « un million d’helminthes », mais aussi « les chacals, les panthères, les lices, / Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents » (Baudelaire 50). [End Page 6]
L’association de l’artiste à l’animal est antérieure au xixe siècle. Elle a peut-être des racines anthropologiques. « L’artiste en animal est un des mythes qui ont fondé la notion même d’artiste et ce dans plusieurs civilisations. 5 » Elle a connu une première efflorescence à la Renaissance, plusieurs peintres prenant des animaux pour emblèmes ou s’entourant d’animaux6. La figure du peintre est en outre particulièrement liée à celle du singe, par le biais du topos pictura simia naturae7. La connivence de la peinture et de l’animalité s’étend au-delà de la période romantique et s’inscrit dans le nom adopté ultérieurement par certains groupes : les Fauves, Cobra… La nouveauté de la période que nous considérons, le xixe siècle, consisterait donc dans l’intrusion en littérature de ces représentations animalières de l’artiste, soit que l’écrivain s’hybride lui-même avec l’animal en construisant un double animal fictif, soit qu’il évoque l’art par le biais de l’animalité, à travers des animaux artistes (le rossignol chez Michelet8), des animaux métaphores de l’artiste (les cygnes chez Villiers de l’Isle-Adam9), des couples associant animal et artiste (Esmeralda et sa chèvre Djali dans Notre-Dame de Paris).
La figure de l’artiste apparaît comme un maillon reliant celle de l’écrivain à celle de l’animal, ce qui s’explique sans doute par le remodelage des frontières culturelles à la période romantique. Au xixe si...