In lieu of an abstract, here is a brief excerpt of the content:

  • Temps de chien : Camus face à l’inhumain
  • André Benhaïm

« Les chefs-d’œuvre sont bêtes, ils ont la mine tranquille comme les grands animaux. »

Albert Camus (citant Flaubert), Carnets 1935–1948

RETOUR À ORAN. D’un retour nécessaire, inévitable, malgré les réticences compréhensibles. Avec ses rues « fauves et oppressantes », Oran, d’après Albert Camus, est un épouvantable labyrinthe où les habitants n’errent plus, eux qui ont accepté d’être dévorés par le Minotaure—le Minotaure, entendez, qu’est l’ennui1. Telle est la cité de L’Été. Or, plus tard, dans l’Oran de La Peste, les choses changent. La métaphore du Minotaure a disparu, victime peut-être des nouveaux fauves qui, plus réels, révèlent de la ville une autre part animale, plus terrifiante. Labyrinthe sans Minotaure, Oran est aux rats. Le Minotaure évanoui, l’énigme ostensible convoquée par les innombrables rongeurs suggère à nouveau que le monde n’a pas de sens. Retourner à Oran, c’est donc encore faire face à l’absurde. C’est aussi, pour le dire autrement, faire face à l’inhumain. Cette confrontation, toutefois, ne se limite pas au Minotaure, ni même aux rats. Dans le tragique face à face avec l’absurde, le Minotaure, renvoyé d’un texte à l’autre en coulisses, est moins qu’un figurant2. Quant aux rats qui par milliers surgissent des ténèbres, c’est pour laisser à leur tour le beau rôle à des êtres d’une autre espèce, plus familière, plus proche de l’homme. Face aux rats, ou plutôt « avec » les rats, surviennent, çà et là, des chats et des chiens. Discrètement, certes, mais d’une discrétion révélatrice. Car chez Camus les chats et les chiens ne se contentent jamais de passer.

On dirait même que, plus que les rats (et contrairement à ce que semble nous dire La Peste jusque dans son titre), chats et chiens émanent de ce que Camus appelle sa part obscure, « ce qu’il y a d’aveugle et d’instinctif » en lui, cette dimension qu’il regrette avoir vu négligée dans son œuvre3. Interlopes vagabonds, les chats et les chiens, malgré (et sans doute à cause de) leur discrétion, font de l’ombre aux rats sans pour autant leur être absolument étrangers. À bien des égards, chiens et chats sont l’ombre même des rats, leur négatif. La Peste le dit, les rongeurs qui apparaissent d’abord comme des victimes sont en somme bien proches des hommes4. Or, aux bêtes nuisibles qui viennent mourir près des hommes répondent les hommes qui aliènent leurs animaux de compagnie. Dans l’étrange bestiaire de Camus, il s’agirait donc de faire la part des choses. Du moins, jusqu’à un certain point. Car en ce qui [End Page 86] concerne les animaux qui nous intéressent ici, tout porte à croire qu’il n’y a chez Camus pas de chat sans chien et vice versa. L’étude de ces deux animaux (parfois rivaux) de compagnie, de ces bêtes dont le devenir chez Camus procède toujours de l’évasion—s’échappant de la domesticité—pour s’achever dans un retour à l’errance, cette lecture trop riche pour être contenue dans ces pages devra se faire en deux temps. Ici, le temps est au chien.

Mais tout d’abord, il faut revenir sur la part des choses qui chez Camus force à réviser la division « ordinaire » du monde conçu à travers la dichotomie entre l’Humain et l’Animal. Dans cette perspective, on rappellera que, selon Camus, « comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain, le marquer de son sceau. L’univers du chat n’est pas celui du fourmilier. Le truisme “Toute pensée est anthropomorphique” n’a pas d’autre sens. » (Camus, Sisyphe 1:231) Insolite constat, certes, malgré le « truisme » qu’il évoque, à l’instar de l’écriture elle-même souvent étrange par laquelle Camus s’en prend à l’absurde du monde dans Le Mythe de Sisyphe, le monde, entendons, en ce qu’il peut rév...

pdf

Share