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  • Violence du rivage dans Les Fous de Bassan d'Anne Hébert
  • Sylvie Vignes

De petits personnages noirs s'agitent sur la grève, en proie à la désolation, écoutent la voix de leur désespoir, tonitruante, à la lisière du ciel et de l'eau.

Toute l'âme de la mer gronde et crépite sur le rivage, exhale sa rumeur sacrée, sa plainte sauvage. Anne Hébert, Les Fous de Bassan

Intitulé Les Fous de Bassan, le roman d'Anne Hébert qui remporta le Prix Fémina en 1982 traite moins d'oiseaux que de rivages et de dérives. Il est essentiellement centré sur la crise qui éclate, l'été 1936, au sein d'une petite communauté anglophone, « loyalist[e] » et protestante, « fidèl[e] à un roi fou »1, réfugiée au Québec depuis la guerre d'indépendance des États-Unis et installée depuis 1782 « au bout des terres, là où le fleuve devient immense comme une mer » (5).

Dans un bref « avis au lecteur » liminaire, Anne Hébert précise que

[t]ous [s]es souvenirs de rive sud et de rive nord du Saint-Laurent, ceux du golfe et des îles ont été fondus et livrés à l'imaginaire, pour ne faire qu'une seule terre, appelée Griffin Creek, située entre cap Sec et cap Sauvagine. Espace romanesque où se déroule une histoire sans aucun rapport avec aucun fait réel ayant pu survenir, entre Québec et l'océan Atlantique.

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Le roman, à la structure très travaillée, est constitué de six récits—« livres », lettres et ce qu'à défaut de terme générique approprié on pourrait qualifier de rêverie posthume—émanant de trois hommes2 et de deux toutes jeunes filles. Trois des récits centraux sont datés de cet été 1936 où Irène, Nora et Olivia ont trouvé la mort—le quatrième, intitulé « Olivia de la haute mer », ne pouvant qu'être situé hors de toute chronologie—, tandis que les deux documents qui les encadrent sont datés de 1982. Cette date, qui est celle de la parution du roman, permet un effet de recul de presque un demi-siècle par rapport au suicide de la femme du révérend Jones et à la disparition simultanée des deux jeunes cousines Atkins, coïncide en outre avec le bicentenaire de la fondation de Griffin Creek, et produit simultanément l'illusion troublante que le temps de la fiction rejoint soudain celui du lecteur. On peut penser ici à l'irruption du présent de l'indicatif si magistralement orchestrée par Flaubert dans les dernières pages de Madame Bovary. Les six textes, très souvent focalisés sur les mêmes journées, les mêmes scènes, allant parfois jusqu'à illustrer la [End Page 47] notion de « récit répétitif »3 telle que la définit Gérard Genette, entretiennent entre eux de multiples échos qui, simultanément, affinent la signification et enrichissent la poésie de l'ensemble.

Nous verrons que, loin de prendre pour cadre un de ces « non-lieux » typiques de ce que Marc Augé appelle la « surmodernité »4, ce roman de la fin du 19e siècle élit un lieu typé, riche en sombres singularités, et que, loin d'offrir, selon une tendance tout aussi marquée des romans contemporains, un détournement ou un traitement « en mineur » des bons ou mauvais génies du lieu et des mythes originels, il joue la carte de l'exacerbation et de l'ostentation, renouant avec d'archaïques fonctions et significations du rivage.

Un rivage singulier et fatal

Le fou de Bassan est ce grand oiseau pélagique, qui croise essentiellement dans l'Atlantique nord, et qui colonise en particulier massivement les côtes rocheuses de Gaspésie en été. En choisissant son nom comme titre, Anne Hébert suggère déjà un décor particulier, revers typé du riant stéréotype européen de la Côte d'Azur ou de la plage blanche et or de Floride, et annonce en même temps...

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