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  • Rivage guerrier :Week-end à Zuydcoote de Robert Merle
  • Luc Rasson

La plage n'est pas forcément un lieu de tout repos. La découverte relativement récente du rivage comme lieu de villégiature tend à faire oublier que jusqu'à la fin du 18e siècle il était perçu comme le lieu de tous les dangers : frontière indécise entre la mer et la terre, le rivage « demeure hanté par l'irruption possible du monstre, par l'incursion brutale de l'étranger, son équivalent »1. La plage est un enjeu stratégique : c'est ce que montre le premier grand récit de guerre occidental qui se déroule sur les rivages de Troie. Jusqu'au 18e siècle, rappelle encore Alain Corbin, « l'appréciation d'un rivage […] passera d'abord par la mesure de [ses] défenses » (26). Certes, dès le milieu du 19e siècle, le développement du tourisme balnéaire contribue à apprivoiser le rivage, à l'inscrire dans une autre logique sociale. Mais le 20e siècle ne dément pas la vocation guerrière des frontières maritimes, ainsi que le confirment la construction du mur de l'Atlantique et les grands débarquements—des Dardanelles en avril 1915 jusqu'aux plages d'Italie, de Normandie ou du Pacifique entre 1943 et 1945.

En 1949, Robert Merle publie son premier roman intitulé Week-end à Zuydcoote dont l'action se déroule dans la petite station balnéaire que désigne le titre, non loin de la frontière belge, à l'époque de la percée allemande de mai-juin 1940. On connaît le contexte : les troupes françaises et britanniques sont encerclées dans la poche de Dunkerque, bombardées incessamment par la Luftwaffe maîtresse des airs. Le 26 mai, l'état-major déclenche l'opération Dynamo d'évacuation des troupes vers les côtes anglaises, opération qui prendra dix jours et qui permettra à 338.000 soldats alliés, dont 123.000 Français, de traverser la Manche. Le futur romancier, agent de liaison entre Français et Britanniques, ne réussira pas, à l'image de son protagoniste, à rejoindre l'Angleterre et fera partie des 40.000 soldats français faits prisonniers2.

C'est donc la plage qui est le lieu d'un des premiers grands actes de la Seconde Guerre mondiale. Cette rencontre du rivage et de la guerre autorise la mise en place d'un motif qui traversera l'ensemble du roman et qui est annoncé dès le titre, celui des vacances. Motif inspiré sans doute par la récente démocratisation touristique des côtes : les congés payés, on le sait, sont en vigueur depuis 1936. Dans quelle mesure cette plage rattrapée par la Blitzkrieg détermine-t-elle la conception que se fait le romancier de la guerre et de la Seconde Guerre mondiale en particulier ? On peut s'étonner qu'en [End Page 14] 1949 Robert Merle choisisse précisément l'épisode peu glorieux de la débâcle comme décor de son premier roman : la guerre contre le nazisme n'est-elle pas perçue comme guerre juste3 par excellence contre une forme radicale du mal, le nazisme ? Pourquoi dès lors, dans l'euphorie de l'immédiat après-guerre, s'attarder à la honte de juin 40 ? Certes, la conception de la Deuxième Guerre mondiale comme conflit nécessaire avec le mal radical est relativement récente : elle ne date que des années 1970, au cours desquelles la question du génocide des Juifs passe sur l'avant-plan4.

Comment comprendre la guerre balnéaire racontée dans Week-end à Zuydcoote ? Il faudra, pour répondre à cette question, prendre en compte un certain nombre de références intertextuelles, en particulier à un roman que l'angliciste Robert Merle ne pouvait pas ne pas connaître, à savoir Robinson Crusoë, ce roman qui raconte la domestication du rivage. Mais, on le verra, l'auteur de La Mort est mon métier s'inscrit également dans les débats littéraires et philosophiques de la France de...

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