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  • D’une « poéthique » contemporaine, ou comment ne pas répondre à l’air du temps
  • Pauline Vachaud

S’il est difficile de nier que notre ère contemporaine tombe sous le joug d’une « perversion ordinaire »1, cette dynamique, pour prédominante qu’elle soit, n’est peut-être pas absolue. Dans le champ de la littérature française notamment, chez des auteurs comme François Bon, Marie Depussé, Maryline Desbiolles, Nicole Malinconi2, Jacques-Henri Michot et Jane Sautière, un geste singulier se fait jour, qui détone eu égard au consensus actuel. En remotivant à leur manière la proposition barthésienne d’une « morale de la forme »3, ces auteurs ne travaillent pas l’écriture comme une entreprise dégagée de toute considération morale, un lieu de pure liberté accordée aux impératifs postmodernes ; néanmoins, s’il est une éthique de l’écriture chez eux, elle ne s’appuie pas non plus sur un système normatif désormais obsolète, dont on sait les nombreux écueils. Parce que leur travail constitue un engagement spécifique dans la pratique de la langue—où les lieux du Réel et de l’Autre ne sont pas déniés mais assumés au fondement même de la création—, il semble qu’une troisième voie puisse se tenir entre l’« asphyxiante culture »4 d’antan et les jouissances obligées d’aujourd’hui.

Une littérature « déconcertante »

À suivre les récentes analyses de William Marx5, il faudrait admettre que, depuis que la littérature française est entrée dans un processus d’autonomisation, elle aurait non seulement signé ses adieux au réel, mais aussi à elle-même. D’autant plus depuis le « dogme » de la « négativité »6 déployé par exemple chez Mallarmé, Blanchot et Derrida, le champ littéraire français serait donc déterminé par « le détachement par rapport au réel » (Marx, Entretien 49) et par l’épuisement de la littérature en elle-même—la solution de l’engagement n’ayant eu « qu’un temps et […] n’a[yant] pas réussi à modifier de façon notable le grand récit de l’histoire littéraire [française] où l’autonomie constitue toujours le modèle dominant » (Marx, Entretien 48). Contrairement à la littérature anglophone qui « a toujours gardé un pied dans le réel », avec une figure du « poète » qui « a gardé un rôle social et politique », la littérature, en France, serait « retranchée de tout contact avec le monde » (Marx, Entretien 53). Dès lors, à l’image de ce qui serait le lot de l’« homme sans gravité »7 d’aujourd’hui, la littérature française, par la liberté qu’elle s’est donnée, aurait en retour à subir une crise profonde. [End Page 99]

Dans un tel contexte, il semble pourtant qu’un certain nombre de textes cherchent à refonder la place de la littérature : dans C’était toute une vie et Prison de François Bon8, Dieu gît dans les détails et Là où le soleil se tait de Marie Depussé9, C’est pourtant pas la guerre de Maryline Desbiolles10, Hôpital silence et Vous vous appelez Michelle Martin de Nicole Malinconi11, Un ABC de la barbarie de Jacques-Henri Michot12, et Fragmentation d’un lieu commun de Jane Sautière13, un rapport au monde et au sujet serait renoué, mais depuis l’héritage critique de la modernité14.

Généralement, ces titres ne sont guère connus, aussi est-il nécessaire de les présenter brièvement. Ainsi, Prison est fondé sur la reprise de textes produits par des détenus lors d’ateliers menés par l’auteur à la prison de Draguignan, quand C’était toute une vie, dans la même veine, est écrit à partir de textes produits par un public socialement marginalisé (chômeurs, errants, toxicomanes…). Dès les premières pages de C’était toute une vie, on peut relever un exemple particulièrement radical de cette écriture depuis la voix de l’autre :

On avait ce...

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